Fervent lecteur du Label 619 et charmé par le dessin de Neyef depuis la première rencontre, je ne passe pas à côté de Bayou Bastardise, grand bien m'en fasse ! Moi qui aime le voyage et ses dépaysements, qui apprécie toujours une petite dose de fantastique ou d'ésotérique dans le quotidien crasse du petit peuple aux trop grandes aspirations pour rester sages en cases, qui a apprécié ce
détour au cœur sauvage des bayous
de Louisiane visités il y a presque trente ans, je ne peux qu'être emporté.
Si le scénario alambiqué de ce premier tome reste en partie obscur sous les dérivations pulp fictionnesques qui nous promènent
dans la vase de personnages abîmés et rongés de stupidité,
il en ressort une impression dense d'ambition narrative qui, si elle se développe dans les tomes à suivre, augure d'une chorale aux élans complexes et étirés sans perdre l'équilibre de leur symphonie. Cuisiniers chimiques, trafiquants amphibiens, espoirs amibes, racisme crasse sous la cupidité générale : les adultes de cet univers moite ne s'effacent jamais sous les suées collantes de leurs bassesses. En lumière, les bambins nourris là rayonnent de rêves qui enchantent et font, par contraste,
la poésie éphémère de l'existence.
L'auteur, que je découvre, a su saisir l'opportunité offerte par le Label 619 pour s'imprégner admirablement d'un état d'esprit et jouer sans faux pas et sans appuyer sur les mêmes sols graveleux d'une Amérique en déliquescence.
Le dessin de Neyef sublime, comme toujours, l'humanité dégradée de ces personnages bourrus et bourrés d'échecs qui font le sang coulé dans les marais du bayou. Trait vif,
portraits saignés au couteau à beurre,
regards à l'expressive bêtise, tendresse des rondeurs de l'enfance contrariée, le tout sous un panel de couleurs qui chauffent les après-midis lourdes où zèlent les moustiques et glacent de fraîcheur bienvenue les soirées arrosées d'une campagne perdue : on pense à l'atmosphère de l'Atomik Circus des Frères Poiraud.
Le petit plus, c'est ce duo d'ermites, encyclopédie vivante du blues et du jazz qui vibrent à la surface des étangs et des rivières qui s'écoulent, boueux dans l'enlisement des marais. L'album est ponctué de références musicales et offre même une forte suggestion de playlist pour accompagner la lecture, ainsi qu'un lien pour la retrouver, proposant
une expérience enrichie pour s'immerger dans les remugles visuels et narratifs
qui ouvrent la série. Manque plus qu'un bol de crevettes et d'écrevisses pour compléter le menu.
Ce premier volume de Bayou Bastardise envoie du lourd : une ambition affichée, et relevée ici, dans le développement d'une histoire au long cours et qui, intelligemment, prend tranquillement le temps d'installer le campement, et une virtuosité du crayon qui ancre le récit avec un style inimitable. L'agressivité silencieuse et envahissante du décor nous plonge
au plus puant des tout petits reniements de l'homme,
où les personnages grossiers qui y évoluent exacerbent les petits défauts du quotidien, les frictions et les accrocs des enjeux qui s'entrechoquent, dans une ambiance qui ne demande, lentement mais sûrement, qu'à toujours se déliter un peu plus, lourde langueur.