Assez peu familier du western en BD, en tous cas du western récent (dans le genre, ma culture s'arrête, je crois, à Lucky Luke, Comanche, quelques tomes de Blueberry et Les Tuniques bleues), j'ai découvert l'existence de ce tome très récemment grâce à mon excellent éclaireur Ugly (voilà quelqu'un qui donne au mot "éclaireur" tout son sens), et après avoir consulté les quelques pages disponibles sur internet et été séduit par leur beauté incroyable, j'ai foncé en librairie me procurer cet attirant one-shot. Bien m'en a pris...
Jusqu'au dernier est formidable à bien des égards. Le scénario de Jérôme Félix est très soigné. Rien de révolutionnaire, mais son intrigue fonctionne bien, quoique finalement, elle est plus celle d'un polar atemporel que d'un western proprement dit. Je veux dire par là qu'on aurait pu situer presque exactement la même intrigue dans les années 30, 50, 80 voire aujourd'hui sans changer d'élément scénaristique majeur (peut-être le motif du maire de la ville). Qu'on ne s'y trompe pas, cela ne signifie pas que le cadre du western est usurpé ou mal employé. Non, il est parfaitement valorisé ; simplement, il aurait peut-être pu se trouver davantage enraciné dans les fondements même de l'intrigue.
Quoiqu'il en soit, on prend un immense plaisir à se plonger dans cette ambiance de western sombre, évidemment inspirée par le chef-d'oeuvre incontournable de Sergio Leone Il était une fois dans l'Ouest. Dans la droite ligne de la magnifique saga Comanche, Jérôme Félix nous propose une histoire où le western est propice à nous faire réfléchir sur l'homme en général, sa brutalité, mais aussi ses tourments intérieurs et les déchirements de son âme. En cela, les personnages imaginés par Félix sont excellents : facilement caractérisés en peu de mots, ils sont extrêmement attachants, et jouent tous un rôle dans l'intrigue et dans sa dimension réflexive, illustrant chacun un aspect différent de l'âme humaine. Ainsi, le duo Russell/Kirby incarne deux facettes d'une même figure paternelle, protégeant le faible Bennett, touchant simple d'esprit en proie à un monde qui ne veut pas de lui. Admirablement tempérés par le doux personnage de l'institutrice, ces deux hommes droits, mais soumis aux codes de cet Ouest violent, émeuvent par leurs dilemmes et leur conduite imparfaite dont ils sont bien involontairement les premiers à souffrir.
Face à eux, une bande de lâches et de salauds, mais pas jusqu'au bout : Jérôme Félix a l'intelligence de leur donner une âme également. Pas forcément excusables, les hommes qui en veulent à nos deux héros ne sont guère plus que des êtres poussés à bout, qui ne cherchent qu'à s'en sortir. Ils font de mauvais choix, s'orientant délibérément du côté du mal, mais finalement, on les comprend. Acculés, où peuvent-ils se réfugier ailleurs que dans la violence ? Jérôme Félix met ici en scène une violence dénuée de haine, fait suffisamment rare pour être souligné, et qui suscite une réflexion plus profonde que la première lecture ne semble en soulever. A méditer...
Du côté du dessin, il est difficile de trouver les mots pour qualifier le travail de Paul Gastine, tant les plus beaux mots qui nous viennent à l'esprit semblent bien trop infimes. C'est d'une splendeur hallucinante, tout bonnement ! Ne basculant pas dans les pièges de l'hyperréalisme, Gastine effectue un travail graphique véritablement incroyable, toujours très réaliste tout en sachant garder le style dessiné. Bénéficiant de couleurs chatoyantes plus qu'agréables à l'oeil, Jusqu'au dernier est une odyssée graphique captivante. L'ambiance est grandiose et puissante, et l'on ne se lasse pas d'enchaîner les cases, tant le dessin nous transporte dans un autre monde qui, pourtant, est - était - le nôtre.
Puisqu'il est difficile d'accéder à la totale perfection, il faut bien accorder quelques reproches à cette oeuvre. Ceux-ci sont très légers mais malheureusement bien présents : tout va un peu vite. Certains éléments scénaristiques semblent un peu expédiés, ce qui est sans doute dû au format one-shot du récit, obligeant Félix et Gastine à des coupes légèrement dommageables. Reproche complémentaire : la mise en scène manque parfois d'ampleur. Par exemple, la scène clé de
la découverte du corps de Bennett, qui lance toute l'intrigue,
manque de puissance émotionnelle. On aurait aimé être vraiment bouleversé par cette séquence touchante, mais il lui manque la petite étincelle qui le lui aurait permis (ce qui ne l'empêche pas d'être réussie malgré tout).
Enfin, dernier (tout petit) défaut, directement issu des qualités soulignées ci-dessus : le dessin et les couleurs sont un peu trop propres pour un western témoignant d'un aussi grand sens du tragique. Tout ça manque de la saleté qu'on aurait imaginé dans un récit pareil. Les images sont chaleureuses, brillantes et colorées, et ce finalement même dans les scènes les plus dramatiques. Rien de grave, c'est dépendant de la somptuosité de l'ensemble, mais un peu plus de saleté aurait contribué à mieux rendre l'aspect crépusculaire de l'histoire qui nous est contée.
Enfin, ces reproches sont vraiment minimes, tant il serait profondément injuste de bouder son plaisir face à une oeuvre généreuse qui, si elle ne bouleverse pas l'histoire de la bande dessinée, nous propose quand même quelque chose de remarquable. Tout est là pour faire de ce récit un grand récit : la qualité graphique s'allie à des dialogues simples mais efficaces et à des personnages nuancés et bien écrits pour nous toucher au plus profond de nous-même.
Et en cela, je suis plus que satisfait par le final, plein de sens et réellement émouvant. Je me suis senti muet face à cette conclusion qui, enfin, apporte une lueur d'espoir et de rédemption dans une histoire très noire, et conclut sur une note optimiste une bande dessinée qui méritera une seconde lecture très rapidement...