Passé inaperçu comme on ne saurait le faire sans le vouloir, Kingdom s'est insinué dans notre dos d'ici à ce qu'un lectorat buté et surtout en proie à ce qui se fait de pire admette enfin son existence. Kingdom est ce manga dont le nom revient souvent dans les conversations mais que l'on ne se donne que trop rarement la peine de lire. Vient un moment où chacun franchit le pas. C'est peut-être autant l'ennui que le dépit qui nous enjoignent à déflorer les premières pages du manga mais c'est la fougue de ce qui suit qui nous maintient captifs.
Avec un début pareil, on se figure qu'on en reviendra très vite ; peut-être même avant d'avoir clôturé le premier tome. Quinze ans plus tard, nous y serons encore et pas nécessairement mécontent du périple.
Kingdom, ça n'est pas cette gemme scintillante qui brûle la rétine de mille feux à force de resplendir. Que personne ne s'y trompe ou ne se perde dans de vaines recherches, il n'y a pas ici ce petit plus qui fait du manga une œuvre exceptionnelle. Une exception, c'en est une pourtant, mais simplement au regard du sujet traité ; il n'y a pas lieu d'espérer une splendeur insoupçonnée au détour du moindre chapitre.
Tous les canons du genre renvoient ici au Shônen. Alors qu'il y aurait de quoi se crisper à cette bête assertion, je parle là d'un bon Shônen. Sans doute pas excellent, en tout cas abordable sans risque de régurgitation. Je n'ai jamais d'ailleurs compris pourquoi le manga fut labellisé comme Seinen d'ici à ce que je me renseigne sur son magazine de publication, le Shônen Young Jump. Il s'agirait là d'un périodique où des auteurs Shônen auraient en réalité davantage de libertés éditoriales, justifiant qu'ils ne soient plus catégorisés comme tels. La différence étant pourtant poreuse d'un Shônen bien écrit à un Seinen s'adressant à un public adolescent, nous pourrions dire de Kingdom qu'il est à la croisée des chemins (bien qu'inclinant davantage vers le Shônen), assez en tout cas pour que je m'atèle à créer une nouvelle catégorie intermédiaire que serait le Sheinen®.
Non, Kingdom n'est décidément pas le diamant brut que l'on peut espérer, plutôt un minerai d'uranium ou de charbon ; de ceux qui ne payent pas de mine mais qui, une fois exploités par le juste emploi technique, permettent de faire ce qu'il faut d'étincelles pour capter le regard.
Il est vrai que les planches délivrées par Yasuhisa Hara n'ont rien de foncièrement engageant. Un esprit fonctionnel comme le mien qui juge avant tout par le fond que la forme n'y trouvera certainement pas à redire, mais admettra qu'il est plus avisé de ne pas en attendre grand chose. Le trait a le mérite de ne pas être commun, ça a beau ne pas être démentiel, le coup de crayon est éminemment spécifique à celui de l'auteur et à aucun autre.
Du dessin, on ne saurait pas dire s'il est bon ou mauvais ; et peu importe à quoi aboutira le consensus artistique, il est de toute manière amplement suffisant pour ce qu'il aura à nous servir. Il n'y a pas lieu d'en demander plus. Rien dans la forme ne vaut toutefois qu'on y prête une attention particulière, mais rien ne viendra non plus entamer notre lecture. Ni fioriture ni confusion ; Hara aura peut-être renoncé à époustoufler mais il se sera engagé avant tout à ne pas décevoir. Le dessin m'est quelconque et, par les temps de vaches maigres qui courent, quelconque, c'est bien plus qu'il ne m'en faut. On ne vient en tout cas pas à Kingdom par ou pour le dessin.
D'autres auteurs ont énormément capitalisé sur le graphique au détriment du reste, soyons simplement reconnaissants pour le fond et pas non plus ingrats pour la forme ; on ne va pas au restaurant pour les plats mais leur contenu.
Bien qu'associé à Vinland Saga au cours de ma précédente critique de l'œuvre, l'accointance de l'un à l'autre n'est finalement pas si évidente que cela. Vinland Saga est une quête initiatique qui ne se confronte à la guerre - et si mal sur la fin - que par inadvertance. Kingdom, c'est la guerre. Ce qui s'en détourne ne contribue qu'à y amener. Il y a un sujet plus qu'une histoire et il se borne à des batailles rangées. Pour autant, il n'y aura pas de quoi bouder son plaisir. Pas avant un certain temps.
D'ici à ce que le bruit des bottes ne se fasse entendre au milieu de la plaine, Kingdom prend le chemin coutumier d'un Nekketsu qui sait où il va ; celle d'un orphelin avec un rêve lointain - celui de devenir général - qui cheminera à coups de glaive dans l'occiput du tout venant. Nous sommes en territoire connu à peu de choses près que Shin s'imbriquera bien malgré lui dans une intrigue politique qui le dépasse forcément. Elles sont loin les batailles alors que l'on se perd en pleine montagne faire connaissance avec la faune locale. Le contenu politique est ce qui tient le reste à bout de bras. Purgé de ce simple élément, on relirait alors l'Exode sans Ramses II.
La traversée du désert tournera court. Relativement court. Sans que les longueurs de la trame ne soient étirées à outrance, le rythme se fait à la convenance des flots d'un long fleuve tranquille. Peut-être trop tranquille. Kingdom prend bien cinq tomes avant de véritablement démarrer et ne semble décidément pas pourvu d'une ambition démentielle ou même vaguement recherchée quant à l'intrigue qu'il nous dévoile. Des combats brouillons où le sang virevolte sans grâce - peut-être pour ça que c'est pas un Shônen - un méchant très méchant - plus tard nuancé - qui a usurpé le trône, le camp du bien qui vient reprendre ce qui lui revient de droit... Ça a beau être inspiré de l'historiographie de l'époque, c'est aussi et surtout très librement inspiré des faits réels. L'histoire est écrite par les vainqueurs et les vainqueurs ont ici le beau rôle.
Le monde est bien fait, mieux encore quand on le façonne sous les lames de cohortes d'hommes en marche. Personne n'aurait dans l'idée de rapporter que Ei Sei (Qin Shi Huang) fut un sale con alors que tous ceux susceptibles d'invalider la version officielle de la narration historique étaient conquis et bâillonnés.
Nous partons sur un départ modérément caricatural qui ravira peut-être les moins exigeants mais qui ne sera en tout cas pas la vitrine la mieux désignée afin de laisser entendre ce que Kingdom nous réserve sur ses étales. Le vif du sujet aura hésité à poindre, c'est pourtant la glu qui aura maintenu le lectorat accroché à chaque page par la suite.
Car il ne faudra pas compter sur l'intrigue et encore moins ses personnages pour qu'engouement il y ait. Ils sont dans l'ensemble assez plats. Quelques têtes dépassent et tout le monde trouvera ici ou là une figure pour faire office de personnage favori ; mais l**a stature édifie davantage l'aura desdits personnages que leur caractère absent quand il n'est pas simulé. Nous n'aurons droit à qu'à des archétypes savants pour les mieux écrits d'entre eux. La myriade de compagnons de Shin verra en tout cas son nombre jouer contre elle alors qu'aucun ne sortira véritablement du lot.
L'exposition, c'est pour le noyau dur seulement. Le traitement des personnages secondaires leur vaudra pour beaucoup d'être très vite relégués au dernier rang. En dehors de la hiérarchie, pas de salut. **Pas de galon, pas de charisme, la piétaille et les subalternes sont bons pour la figuration. En terme de personnages, Kingdom, ce sera trois statues en marbre, quelques idoles sur un coin de table et le reste étalé sur la tapisserie.
Erreur fatale et même sentimentale, Hara n'est que trop frileux quand l'occasion de tuer ses personnages se présente à lui. C'est à dire constamment puisqu'un manga axé non pas autour mais au centre d'un conflit guerrier de plusieurs décennies implique fatalement son lot de morts. Mais on ne meurt qu'en face, pas auprès de Shin ; jamais auprès de Shin. L'auteur aura su créer le surprise une fois mais à la seule fin de justifier le reste de l'intrigue. Passé la mort d'un seul personnage marquant, les rares à le suivre dans la tombe seront anecdotiques. Au mieux.
La guerre n'est pas finie, il est encore permis d'espérer mais pas de croire.
Peut-être l'auteur aura-t-il compris que l'action sur le champ de bataille était la raison même pour laquelle ses lecteurs le suivaient alors qu'il évitera finalement de trop y déroger. Les Flash-Backs seront alors rares et les pages gâchées pour du sentimentalisme de troisième ordre tout autant. Il n'y a pas de mollesse dans la trame, pas à moins qu'elle ne soit calculée. Le cas contraire, Yasuhisa Hara tuerait l'élan impulsé et aurait du mal à reprendre. Une guerre, c'est une course effrénée jusqu'à la victoire ; il n'y a pas de pause goûter qui tienne.
La guerre, c'est une chose. Un obstacle que beaucoup d'auteurs ont délibérément placé sur leur route avant de trébucher bêtement dessus. Il ne suffit pas d'agglomérer quelques milliers d'hommes armés afin qu'ils se mettent sur la gueule pour obtenir un conflit guerrier. Kingdom gagne en dimension et en mérite alors qu'il use habilement et conséquemment du volet stratégique dans les batailles rangées.
Chaque campagne sera l'occasion pour Shin de gravir les échelons de simple soldat à celui de général, étape par étape. Jamais deux campagnes ne seront les mêmes. L'auteur n'offre pas ici un choc maladroit et violent entre deux masses d'hommes d'ici à ce que l'une terrasse l'autre mais une réelle perspective de chef de guerre quant à l'agencement des batailles qui, ici, ne sont pas confuses mais organisées. Le rendu, il nous l'offre avec brio alors qu'on finissait par croire la chose impossible à force de voir tant et tant d'auteurs échouer dans l'exercice du conflit de masse. L'art de la guerre, c'est ici que ça se passe et surtout que cela se concrétise. Joliment qui plus est. Yasuhisa Hara rend ces masses humaines déchiffrables et presque gracieuses alors qu'elles ondulent sur le doux son de stratégies réglées comme du papier à musique. Ses dessins ne sont peut-être pas les plus beaux, ils resituent néanmoins avec maestria un sens de l'harmonie scripturale au milieu du chaos sanglant des mêlées.
On devine le travail de recherche pour une fois conséquent alors que les stratégies trouvent toujours le moyen de se renouveler et de surprendre. D'abord à vue humaine, puis à celle de général. Toutes les perspectives tactiques seront déclinées au gré de l'évolution de Shin ; de l'acteur à l'orchestrateur, l'agencement diffère et varie grandement. La diversité tactique gonfle et épaissit le cuir d'un récit qui ne s'encroûte pas dans une routine guerrière ; celle-ci sachant sans cesse faire peau neuve.
Des libertés, Hara en prendra un paquet avec l'Histoire. C'est encore à cet effet qu'il choisit de faire porter son intrigue sur les épaules d'un général méconnu dont on pouvait à peu près tout inventer. C'est encore à partir des trous dans l'historiographie officielle qu'on bâtit des légendes. J'accuserai celle-ci d'être romancée à l'extrême, ce qui n'est pas sans rappeler la Romance des Trois Royaumes concernant une période qui adviendra quelques siècles après celle narrée par l'auteur.
Qu'on ne compte pas ici sur le réalisme du traitement historiographique alors que pléiade de personnages et de rencontres n'ont jamais existé et que bon nombre de personnages sont capable d'occire à eux seuls quelques centaines de soldats à chaque campagne.
La progression de Shin se fera lentement mais surement. Assez pour ne pas frustrer mais pas de trop afin de ne pas blaser.
Quatorze ans de parution d'ici à ce qu'il gagne ses galons de général me paraît en tout cas raisonnable
Si Kingdom c'est tout pour la guerre, tout par la guerre et rien en dehors de la guerre, c'est aussi l'affaire d'une guerre interne en parallèle de celles s'occasionnant sur les champs de bataille. Car en marge des brutales épopées guerrières du royaume de Qin, le récit alternera avec minutie entre ces dernières et les intrigues de cour. Les coups de lance dans le flanc sont le juste contrepoids des coups de poignards dans le dos. Métaphoriques les poignards. Tout du moins si on exclue les tentatives d'assassinat occasionnelles.
Aux rencontres militaires pourtant captivantes à bien des égards, je leur préférais cependant les sournoises guerres de fonctionnaires et scribouillards. C'était un nouveau champ de bataille qui se présentait à nous. L'encre y coulait plus abondamment que le sang mais le moindre faux-pas pouvait s'avérer aussi fatal qu'une erreur stratégique coûteuse en milliers d'hommes.
Kingdom marchait sur deux jambes, celle de la guerre et celle de l'intrigue politique. Cette dernière expédiée une fois Ryo vaincu, ne restait au manga qu'à sautiller maladroitement pour poursuivre son parcours. Un manque de variété s'est fait sentir. L'alternance entre la cour et la plaine était encore le meilleur moyen de souffler ; renoncer à l'un ou l'autre, c'était prendre le risque de lasser en abusant à l'excès du volet subsistant.
La guerre finira par nous saturer. La longue - trop longue - campagne de coalition nous aura au moins donné un aperçu de ce que serait Kingdom si le martial prenait le pas sur l'intellectuel. C'est maintenant chose faite et l'on sature du manque de variété, plus encore alors que les stratégies perdent en fraîcheur. De ses deux jambes, je crains que le manga n'ait sacrifié la plus solide pour se retrouver aujourd'hui à clopiner lentement vers une fin qui semble s'éloigner à mesure que la trame progresse.
Non seulement c'est long , mais c'est trop tranquille. Pour peu que le périple s'étende, on ne s'endort toutefois pas sur une route sinueuse requérant notre vigilance constante. Mais pour peu que la route empruntée soit une ligne droite paisible, les paupières ne manquent pas de tomber, l'accident guettant au tournant.
Qin, dans sa guerre totale, remporte toutes les batailles. Les seules perdues le seront hors-champ. Depuis l'arc de la coalition et son interminable conclusion typiquement hollywoodienne, les campagnes se traînent et les antagonistes perdent en fraîcheur autant qu'en crédibilité. L'inconvénient majeur à force d'équarrir ces derniers étant encore qu'il faille les renouveler par la suite afin que Qin se trouve encore quelques adversaires assez stupides pour s'empaler contre ses lances. Les derniers officiers de Riboku étaient d'ailleurs insipides au possible, leur personnalité n'étant jamais très profondément marquées, moins encore que celle de leurs prédécesseurs. On a épuisé tout ou presque de ce qui pouvait se faire en terme d'archétypes.
Car si Kingdom est au fond un Nekketsu, cela implique qu'il faille sans cesse opter pour plus fort et plus difficile étape après étape. Or, tout général en vaut bien un autre en principe et la course à la puissance ne connaîtra pas de ligne d'arrivée glorieuse à ce rythme où règne la démesure. Lorsqu'en plus, les tactiques militaires s'essoufflent et se reposent avant toute chose sur l'incapacité de l'ennemi à les voir venir grâce aux effets de manche de la mise en scène, la pensée magique semble prendre le pas sur ce qui était jadis un talent stratégique indéniable.
La dimension stratégique s'effrite depuis peu et l'auteur lui préfère maintenant des duels d'envergure - à rallonge eux aussi - qui auront pourtant davantage stimulé le courroux des lecteurs que leur admiration. Hou Ken est la hantise du lectorat alors qu'il gâte et pourrit chaque campagne à laquelle il se mêle. Sa force étant inversement proportionnelle à son charisme, il massacre des légions à lui seul et provoque l'aigreur non pas pour le rôle qu'il est amené à jouer dans l'intrigue mais plutôt l'obstacle qu'il représente pour que le récit retrouve en qualité.
Cependant, les incuries de l'auteur ne tiennent pas à Hou Ken qui n'en est qu'un symptôme et le bouc-émissaire le mieux désigné pour faire office d'épouvantail. Le manque de variété dans la trame, l'incapacité à se renouveler auront fait que les défauts jusque là tût se révèlent plus criants que jamais. Yasuhisa Hara a encore les moyens de se ressaisir à ce stade alors qu'il n'est pas encore tombé de très haut, reste à savoir s'il en a encore la volonté. Mao était allé de défaite en défaite jusqu'à la victoire, il ne tient qu'à l'auteur de ne pas suivre la trajectoire inverse.