A cette question, la majorité des Francophones répondrait sans doute "Euh ... c'est où ?", et les connaisseurs "Non, sans façon", et c'est pourtant la question que se pose Zerocalcare tout le long de son récit, aventure d'un jeune Italien dans le Kurdistan syrien et irakien, devenu plus ou moins autonome suite aux divers conflits dans la région.
Et si les médias et politiques francophones ont peu parlé de cette lointaine contrée, il semble que la question ait été bien plus abordée en Italie quand on voit les réactions effrayées des proches de Zerocalcare quand il annonce son départ vers la région en guerre. Difficile de s'y retrouver dans ce conflit mêlant des rebelles de tous bords, des forces gouvernementales syriennes, Daech, des Kurdes et des interventions extérieures plus ou moins masquées, qu'elles soient américaines, russes ou turques.
Pour pouvoir développer cette critique, il est néanmoins essentiel de présenter en deux mots le Rojava : c'est une région autoproclamée autonome au sein du territoire syrien et aux frontières de la Turquie, qui se bat depuis des années contre ses divers antagonistes régionaux, cela incluant notamment et surtout Daech. L'originalité de ce territoire à la situation pour le moins incertaine est qu'il a adopté un système confédéral basé sur un "contrat social" défendant les droits des minorités linguistiques, des femmes et à la liberté d'expression, le tout en abolissant la peine de mort et en proposant un enseignement primaire et secondaire gratuit. Entre autres.
Et tel Joe Sacco, Zerocalcare s'improvise reporter de guerre et décide d'aller voir sur place comment tout cela se déroule, et si au fond, ce ne sont pas que des belles intentions contrastées par les impératifs d'une région en guerre.
Cependant, Zerocalcare n'est pas spécialement un grand géopoliticien dans l'âme, il le dit et répète à de multiples reprises : il n'est qu'un jeune de Rebibia, quartier populaire de Rome, accessoirement punk, progressiste, un peu branleur sur les bords et à la base simple auteur d'un blog BD (équivalent aux Notes de Boulet ou aux dessins de Trondheim sur leurs sites respectifs). Pas vraiment le profil de quelqu'un qu'on lâche dans une zone de guerre, et c'est justement tout l'intérêt de cette BD, qui permet à tous de s'identifier un minimum au protagoniste par son ignorance des enjeux réels sur le terrain, des différences entre les peuples de la région et de leurs coutumes, et par sa peur sincère dans bien des situations, qui immerge plutôt bien le lecteur donc.
Zerocalcare est pédagogue et explique de manière relativement simplifiée, le tout en montrant bien les questions complexes auxquelles font face les Kurdes du Rojava, en prenant parfois position d'une part, d'autre part en laissant beaucoup de réponses au seul choix du lecteur, le monde ne se résumant pas à des gentils Occidentaux voulant la paix universelle et des méchants barbus voulant le chaos absolu. Et surtout, l'auteur est sincère et honnête, du moins il semble l'être au travers de ses planches, car il tend à tout remettre en question, et à placer le lecteur au coeur du récit en imaginant ses possibles réactions à la lecture de l'ouvrage, un peu comme Trondheim dans Approximativement (et dans la plupart de ses écrits autobiographiques), et en imaginant des "personnalités imaginaires" pour montrer ses propres conflits intérieurs face aux diverses situations abordées. Mais contrairement à Trondheim ou Boulet qui sont plutôt cyniques, Zerocalcare est plus naïf, mais aussi plus émotif. Il est touché par ce qu'il voit, et semble vouloir nous partager l'espoir énorme qu'a suscité cette région pour lui.
Ca c'est pour le contexte et le fond de l'ouvrage, sur la forme, c'est plus conventionnel. Les dessins sont relativement simples, mais Zerocalcare est très doué pour donner vie à ses "personnages", les visages sont très expressifs, leur langage semble fidèle (ce qui est conforté par l'usage de nombreuses expressions italiennes et surtout issues du dialecte romain dont l'auteur est décidément très fier), ce qui est bien mis en valeur par la mise en page des différentes planches qui donne un aspect un peu foutraque à l'ensemble, et tant les dialogues que les visages rendent les discussions très théâtrales, ce que j'assimilerais personnellement à un trait culturel italien, mais pourra exaspérer les lecteurs les moins touchés par le style et l'humour omniprésent de Zerocalcare.
L'humour en question fait autant référence à de multiples oeuvres issues de la pop culture (manga, musique, cinéma) qu'à la ville de Rome ou encore à toutes les différences culturelles entre un Italien et des Kurdes/Turcs/Irakiens. Un peu comme Guy Delisle, mais avec plus de talent et moins d'ethnocentrisme condescendant, ce qui rend Zerocalcare bien plus sympathique.
Au final, Kobane Calling est autant une BD qu'un témoignage de grande qualité : instructif sans jamais être lourd dans son enseignement, vraiment drôle, vivant et surtout capable de susciter bien des réflexions à ses lecteurs : le premier ouvrage traduit en français de Zerocalcare s'inscrit dans la tradition des reportages BD de Joe Sacco, le tout avec un style de dessin plus lisible et une manière de raconter les choses plus agréable, parce que sans doute plus légère, mais du coup, bien plus accessible.