Kobané est une ville du Kurdistan syrien, au nord du pays, à la frontière turco-syrienne. Située dans le Rojava kurde, la ville faisait l’expérience d’un gouvernement autonome basé sur les principes d’une stricte égalité hommes-femmes et du partage des richesses (entre autres). Depuis 2014, Kobané fait l’objet d’attaques par Daech jusqu’à ce qu’en janvier 2015 les forces kurdes chassent l’organisation terroriste et libèrent une ville en ruines.
L’auteur de bandes-dessinées italien Zerocalcare va effectuer deux voyages dans le Kurdistan. Le premier se déroulera en 2014, et l’auteur, avec les membres d’un groupe d’aide qui veulent distribuer des médicaments, va se retrouver en Turquie, à quelques dizaines de mètres de Kobané mais de l’autre côté de la frontière. Le second voyage aura lieu un an plus tard, et Zerocalcare passera par l’Irak, du côté d’Erbil, seul moyen possible pour rejoindre le Nord de la Syrie.
De ces voyages sortira Kobané calling, roman graphique passionnant qui revient dans les bacs dans une version intégrale, avec deux suppléments, Imbroglio et Catastrophes.
Très vite, ce qui attire l’attention, c’est la sincérité de Zerocalcare. L’auteur n’hésite pas à interroger ses véritables motivations dans ces voyages forcément dangereux. Il y a bien entendu l’aspect humanitaire : distribuer des médicaments et des sacs de provisions dans les camps de réfugiés. Il y a aussi un coté informatif : Zerocalcare n’a qu’une confiance très relative dans les médias occidentaux et leur façon de présenter le conflit au Kurdistan, aussi il va chercher des informations de première main. Le résultat est plus que probant : Zerocalcare nous présente le conflit en le situant dans l’histoire de la région, mais aussi dans une histoire plus vaste, celle du combat contre les totalitarismes (avec, entre autres, un parallèle avec la résistance italienne contre l’avancée des fascistes en 1922). Il nous parle aussi de la géopolitique de cette guerre, de façon succincte (et en réussissant à y intégrer de l’humour et de l’autodérision, qui seront présents dans tout l’album) mais claire et efficace. Le but n’est pas de faire un cours, mais que le lecteur en sache suffisamment pour comprendre les enjeux de l’album.
Et l’enjeu principal, c’est de montrer le côté humain du conflit. Kobané Calling est un livre d’une grande, d’une profonde humanité. Son sous-titre, « Visages, mots et griffonnages de Rebibbia à la frontière turco-syrienne », met en avant ces visages, ces êtres humains inoubliables que l’auteur va rencontrer chez lui, à Rebibbia (un quartier de Rome) mais surtout là-bas. De fait, Kobané Calling est peuplé de personnages secondaires magnifiques, depuis cet homme qui distribue gratuitement du tchaï (sorte de thé et objet d’un running gag qui jalonnera l’album) jusqu’à la guide Ezel qui dort avec un tee-shirt enroulé autour du visage, en passant par Necim et sa crème de lentilles. Parfois le récit s’arrête pour deux ou trois pages, le temps de s’attarder sur le portrait d’un de ces personnages, portrait qui, à chaque fois, augmente encore la dimension humaine de l’album tout en montrant d’autres facettes qui éclairent le conflit actuel.
La lucidité de Zérocalcare est flagrante. Il n’hésite pas à s’interroger lui-même pour savoir s’il n’est pas victime de ses illusions, de sa vision romantique du Rojava comme lieu de liberté et de fraternité. Mais sa vision nuancée saute aux yeux. Il montre bien les limites d’un projet confronté à la difficulté d’instaurer un « vivre-ensemble » dans une zone où les dirigeants ont toujours joué les communautés les unes contre les autres. La force des Kurdes rencontrés par l’auteur est d’essayer malgré tout, en gardant l’espoir d’un résultat futur. Et c’est cet espoir qui se dégage du livre, espoir né de la rencontre de ces personnes formidables qui peuplent l’album.
Finalement, la guerre et Daech sont très peu présents dans le livre. On les voit comme des menaces au loin et surtout on en voit les conséquences au quotidien, les gens obligés de quitter précipitamment leurs villages, les familles déchirées par le deuil, etc. La guerre est surtout présente par l’engagement des combattant(e)s kurdes rencontré(e)s. Un engagement sans retour possible, qui nécessite de tout quitter pour mener le combat. Un combat qui ne se limite pas à Daech, bien entendu. La répression en Turquie est aussi mise en avant. A titre d’exemple, Zerocalcare présente même l’histoire d’Abdullah Öcalan.
Avec un talent certain pour la narration, Zerocalcare fait alterner les émotions tout au long de son album. Dans Kobané Calling, il y a du drame bien entendu, et même des passages tragiques, mais aussi de l’humour et de la tendresse. C’est avec beaucoup d’autodérision que Zerocalcare parle de lui-même, et cela donne des scènes très drôles. Il s’amuse ainsi, assez fréquemment, à comparer ce qu’il imagine et la réalité.
La narration de Kobané Calling est marquée par l’imaginaire de son auteur. Il ramène souvent la réalité dont il est témoin ou celle qu’il imagine, à ses références culturelles. C’est ainsi que l’on retrouve les méchants de Ken le Survivant ou des personnages de Dragon Ball pour figurer ce qu’il ne peut représenter réellement. Ceux qui connaissent l’auteur le savent : il y a un « style » Zerocalcare, qui peut éventuellement dérouter par sa volonté de mélanger les genres, par ses flash-backs qui semblent casser le rythme mais qui, en réalité, permettent de donner plus de profondeur au récit, par son bestiaire. Il s’agit incontestablement d’un style personnel qui rend la lecture de Kobané Calling passionnante.
Au roman graphique publié il y a trois ans maintenant s’ajoutent donc Imbroglio et Catastrophes, deux suppléments qui ajoutent des portraits et surtout tentent de mettre à jour les informations concernant le Kurdistan et le combat des Kurdes (tout en disant ouvertement que les événements vont tellement vite qu’être à jour est totalement illusoire).
L’ensemble donne une fort belle œuvre, aussi humaine qu’intelligente. On ressort de Kobané Calling en ayant une meilleure connaissance des enjeux des conflits qui se déroulent dans ce « cœur du monde » mais aussi plus d’empathie pour ces combattants et pour toutes les victimes.
Article d'origine sur LeMagDuCiné