L'Abîme de l'oubli
8.3
L'Abîme de l'oubli

BD franco-belge de Rodrigo Terrasa et Paco Roca (2025)

L’Histoire Espagnole est marquée par une sombre période, débutant avec la Guerre d’Espagne, ou guerre civile (1936-1939) qui ne s’acheva que pour céder la place à la dictature franquiste, tout aussi sanglante. La mort de Franco (20 novembre 1975) marque donc la fin de quatre décennies particulièrement noires. Le renouveau démocratique, marqué par une volonté d’oubli, date désormais d’un demi-siècle. Il s’avère que certaines personnes fouillent néanmoins dans le passé. La recherche de celles et ceux voulant récupérer les restes de leurs disparus trouve un écho dans les fouilles archéologiques de spécialistes. C’est ce que relate cet album des Espagnols Rodrigo Terrasa (scénario) et Paco Roca (dessin) qui permet de se faire une idée des massacres commis et de leurs conséquences humaines.


A Paterna, petite ville proche de Valence, Terrasa a rencontré une vieille dame nommée Josefa (Pepica) Celda, 81 ans, cherchant à récupérer les restes de son père qu’elle sait reposer dans ce cimetière. Or, des fouilles y sont entreprises par des spécialistes. Pepica ayant enfin obtenu les autorisations administratives nécessaires, elle espère profiter du travail entrepris là. Il s’avère que des archives mentionnent que 2238 personnes furent fusillées puis enterrées dans ce cimetière. La raison en est l’organisation des lieux, avec une caserne à Paterna et un champ de tir non loin du cimetière. L’ampleur du massacre ne correspond pas vraiment à l’étroitesse du cimetière. On apprend ainsi que de nombreuses tombes sont en réalité des fosses communes profondes, où les corps sont disposés en couches successives séparées par de la chaux. A vrai dire, pour une majorité des corps exhumés, même les tests ADN ne suffisent pas pour l’identification.


Les archéologues et Pepica vont bénéficier d’une initiative originale d’un homme à l’étonnante personnalité. Condamné, Leoncio Badía a échappé à l’exécution en acceptant un marché : devenir le gardien du cimetière. En acceptant, il a pu se choisir un assistant pour le travail qui, à l’époque, consistait en bonne partie à enterrer les morts qui arrivaient par fournées. En sauvant sa peau, Badía a également conservé son humanité et des principes hérités de son éducation. De plus, parmi ceux qu’il enterrait, il découvrait régulièrement des visages familiers. C’est ainsi qu’il a aidé psychologiquement ceux qui restaient. Le peu qu’il pouvait faire était déjà franchement apprécié. Et puis, pour un groupe, il a accepté d’organiser un petit manège qui laissait une chance aux morts d’être identifiés par la suite. Par contre, il ne pouvait pas imaginer que cela se ferait si tardivement, à une époque où lui-même ne serait plus en vie. D’ailleurs, ce qu’il imagina ne suffit pas pour chacune des personnes concernées.


Cette épaisse BD (près de 300 pages) peut rebuter au premier abord, notamment par son sujet. Il s’avère que son aspect morbide est largement compensé par le fait qu’elle s’avère finalement pleine de vie. Il faut pour cela louer le talent des auteurs qui s’intéressent de près aux vivants (l’une des archéologues est enceinte) et réservent quelques flashbacks qui montrent de leur vivant des personnes désormais décédées. Pour les exécutés, le scénario utilise une astuce parfaitement mise en scène par le dessinateur qui les présente comme de nouveau vivants, du simple fait qu’on identifie leurs restes. Cela se justifie par le fait que retrouver leurs restes leur donne en quelque sorte une seconde vie. Ils ne sont plus dans l’abîme de l’oubli pour revenir au titre.


En ce qui concerne l’objet BD, Paco Roca utilise une nouvelle fois le format à l’italienne qu’il affectionne pour des raisons qui lui sont propres. Cela présente un petit inconvénient du fait de l’organisation un peu particulière de ses planches où le sens de lecture ne saute pas toujours aux yeux. Mais c’est un inconvénient mineur qu’on oublie assez vite. Et l’album s’avère très instructif et passionnant d’un point de vue humain. Il est bien moins politique que ce qu’on pourrait en attendre, car les auteurs ne s’intéressent qu’à quelques victimes (parmi tant d’autres). Quant aux bourreaux, on en voit quelques-uns sans que la narration s’y attarde. Les auteurs s’attachent beaucoup plus aux recherches d’aujourd’hui qu’à l’enchainement des situations ayant conduit à ces massacres. Le temps a passé et la société espagnole a « fait le choix » de l’oubli pendant suffisamment longtemps. L’important aujourd’hui est surtout de redonner aux victimes la dignité à laquelle elles ont droit. D’ailleurs, l’album revient sur les différentes pratiques humaines vis-à-vis des morts, depuis l’Antiquité. Tout cela justifie donc largement l’épaisseur d’un album bien pensé et marquant. Pour nous français, l’Histoire espagnole apparaît sous un jour plus clair, grâce à quelques repères bien présentés.

Electron
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Romans graphiques

Créée

il y a 1 jour

Critique lue 8 fois

3 j'aime

Electron

Écrit par

Critique lue 8 fois

3

Du même critique

Un jour sans fin
Electron
8

Parce qu’elle le vaut bien

Phil Connors (Bill Murray) est présentateur météo à la télévision de Pittsburgh. Se prenant pour une vedette, il rechigne à couvrir encore une fois le jour de la marmotte à Punxsutawney, charmante...

le 26 juin 2013

114 j'aime

31

Vivarium
Electron
7

Vol dans un nid de coucou

L’introduction (pendant le générique) est très annonciatrice du film, avec ce petit du coucou, éclos dans le nid d’une autre espèce et qui finit par en expulser les petits des légitimes...

le 6 nov. 2019

79 j'aime

6

Quai d'Orsay
Electron
8

OTAN en emporte le vent

L’avant-première en présence de Bertrand Tavernier fut un régal. Le débat a mis en évidence sa connaissance encyclopédique du cinéma (son Anthologie du cinéma américain est une référence). Une...

le 5 nov. 2013

78 j'aime

20