Cette trépidante aventure qui plonge dans l'espionnage et la guerre froide, est certainement l'un des 5 chefs-d'oeuvre d'Hergé, en tout cas je la considère ainsi, cet album figure dans mon top10 BD et il n'est pas prêt d'en sortir. C'est un récit très réaliste qui pose une grave question : les inventions scientifiques peuvent-elles mettre le monde en danger ?
J'affirme donc que cette aventure est la plus achevée et la plus aboutie, Hergé ayant atteint le sommet dans la perfection sur tous les plans : dessins, cadrages, scénario, dialogues, enchaînements. Le calme bucolique évoqué par la première page forme un évident contraste avec les événements qui vont suivre. D'abord, le frénétique ballet de vitres et de verres brisés, d'erreurs téléphoniques avec la boucherie Sanzot, d'agitation dans le parc de Moulinsart, et d'une arrivée qui bouleverse régulièrement la vie du pauvre capitaine, celle de Séraphin Lampion, le casse-pied dans toute sa splendeur.
Bâtie sur un scénario extrêmement efficace, cette aventure dont Hergé tient les rênes avec brio, se décompose en 3 actes : 1 à Moulinsart, 2 en Suisse, 3 en Bordurie. Comme le titre l'indique, Tournesol est le véritable enjeu d'une lutte entre services secrets bordures et syldaves. En 1955, année où paraît dans le journal Tintin cette aventure, on est en pleine guerre froide, et il n'est pas difficile d'y voir transparaître en filigrane l'affrontement des blocs Est et Ouest ; derrière ces 2 petits pays imaginaires, Hergé, avec un air de ne pas y toucher, montre la lutte insidieuse des 2 grands de l'époque, Etats-Unis et URSS.
La Syldavie, on la connaissait déjà avec son charmant folklore et sa production d'eau minérale gazeuse, mais la Bordurie, à peine entrevue, est ici représentée comme un Etat policier austère, dont le chef du gouvernement Pleksy-Gladz cultive le culte de la personnalité avec d'omniprésentes moustaches figurées un peu partout ; ce culte n'est pas sans rappeler celui de Staline. Dès leur arrivée à Szohôd, capitale de l'Etat Bordure, Tintin et Haddock sentiront aussitôt l'emprise militaire, ils seront immédiatement encadrés, épiés, écoutés, on leur impose 2 faux guides qui sont en vérité, chargés de les surveiller. Le colonel Sponsz représente l'officier teutonique strict, au crâne rasé et aux manières rudes, adepte d'une discipline de fer, il rappelle beaucoup l'acteur Eric Von Stroheim, il n'est pas impossible que Hergé s'en soit inspiré. Tout ceci est donc chargé d'une symbolique habilement dissimulée.
Pour agrémenter ce récit aux relents inquiétants et à l'atmosphère un peu tendue par endroits, Hergé le parsème de nombreuses séquences comiques qui pimentent la quête de nos héros : la scène du croche-pied à l'Hôtel Cornavin, la maladresse de Milou chez Topolino, le capitaine et son fly-tox, plusieurs déboires du capitaine, dont celui du sparadrap, jusqu'au retour à Moulinsart où Lampion joue l'incruste avec son horrible famille. Mais le clou de l'album, c'est bien-sûr la délirante poursuite en voiture avec l'Italien Cartoffoli ; dans le gag "démantibulé" du village, tout bouge, personnages, animaux, objets... c'est à se pisser aux culottes, et je me souviens que quand je lisais enfant cet album, je passais du temps à scruter cette image de la page 38 pour ne rater aucun détail, ça me faisait beaucoup rire.
Pour l'épisode suisse, Hergé a effectué un véritable repérage de cinéaste et utilisé des lieux bien réels (la route au bord du lac Léman, l'Hôtel Cornavin, la maison de Topolino, inspirée d'une photo..) ; Bob De Moor et Jacques Martin l'ont assisté pour les décors. Cette sérieuse documentation confère à cet album un réalisme rarement atteint sur un Tintin, c'est ce qui en fait l'une de ses aventures les plus passionnantes et probablement ma préférée, même si j'aime bien aussi Coke en stock, les Bijoux de la Castafiore, Tintin au Tibet ou le diptyque de la Licorne...