L'aigle humilié
A mi chemin dans le premier cycle des guerres indiennes des aventures du Lieutenant Blueberry composé de cinq tomes, "L'Aigle solitaire" peut presque se lire de façon indépendante puisqu'il se...
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le 3 mai 2012
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BD franco-belge de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud (Moebius) (1967)
On connait tous la maxime d'Alfred Hitchcock : "un film n'est réussi que si son méchant est réussi". Eh bien, cela est vrai également de la bande dessinée. Or c'est ce qui manquait à cette jeune série après deux albums : une ordure, un putois, un coyote, un sale rat puant, selon la terminologie charlierine. C'est maintenant chose faite.
Oh, le major Bascom, avec ses inlassables diatribes nativophobes, faisait le boulot, pour ça pas de problème. Mais sa marge de manœuvre était relativement limitée, puisqu'il s'agissait du commandant par intérim d'un minable fortin perdu dans l'Ouest (à l'ouest dans l'Ouest ?). Le général Tête-Jaune allait reprendre le flambeau de la ganache xénophobe et sanguinaire et le pousser bien plus loin, son grade aidant. Mais en attendant, il était temps de diversifier un peu le réservoir de sales gueules. Et puisque Blueberry avait déjà un alter ago à moitié indien en la personne de Crowe, pourquoi ne pas reproduire le même effet-miroir avec Bascom ?
Et c'est ainsi qu'est né Quanah (kénékana ?). Mais non content de transposer la dynamique ultra-belliciste de Bascom de l'autre côté de la ligne de front arizonienne, notre ami apache l'améliore. Il n'a certes pas avec lui la puissance de feu qu'auront le général Allister et ses canons dans le tome 10, mais il est tout de même l'un des chefs de guerre les plus puissants et les plus respectés parmi son peuple. Il n'y qu'à voir le conseil de guerre à la fin de l'épisode, lorsque sa fougue contagieuse suffit à rendre leur mojo à ses compatriotes jusqu'alors bien refroidis par les lourdes pertes que leur ont valu sa témérité et la présence d'esprit de Blueberry ! Charlier use un peu des trop des pow-wow dans ces premiers albums, mais celui-là est excellent car il en dit long sur les motivations d'un personnage jusque-là figé dans une double posture, celle du guide taciturne pour les Tuniques-Bleues et du chef de guerre de son peuple. Oh, et pour compléter sa panoplie du méchant, il a un bandeau à l'œil, d'où son surnom ! C'est quand même mieux que la moustache d'acteur porno de son alter ego, non ?
Attention, "L'Aigle Solitaire", c'est donc un personnage, le premier grand méchant d'une lignée qui donnera quelques-uns de ses noms les plus ignobles à la BD franco-belge, mais pas seulement : c'est aussi le premier album "course-poursuite" de la série, et à ce titre, le premier où le génie de Charlier pour les rebondissements et stratégies en tous genres donne sa pleine mesure, de même que celui de son acolyte Giraud pour les grands espaces de l’Ouest américain. D'une manière générale, je dirais que "liberté" et "expertise" sont les deux adjectifs qui qualifient le mieux cette troisième aventure. Liberté, car l'immensité du cadre permet aux deux créateurs de déployer toute l'étendue de leur talent, et expertise, car on les sens arrivés à maturité et de plus en plus sûrs du style qu'ils souhaitent donner à leur série : les deux précédents épisodes alternaient fort, désert et petite ville, ce qui limitaient les possibilités du scénariste comme du dessinateur. Mais en créant leur propre dédale de rochers et de canyon (ce qu'ils feront encore mieux dans Le Spectre aux Balles d'or…), les deux compères s'affranchissent en grande partie de leurs influences respectives. Charlier fait désormais du Charlier, et non plus du John Ford avec Jean-Paul Belmondo à la place de John Wayne, tandis que Giraud se déjijéise à vue d'œil, non seulement parce qu'il maitrise mieux ses décors que son maître belge, mais surtout parce que ses personnages obtiennent enfin les visages plus épais et les postures moins rigides qui caractériseront son style – en d'autres termes, ils deviennent plus réalistes. Cela implique que, pour le coup, Blueberry ressemble encore plus qu'avant à Bébel et que le dessin devienne généralement plus brut, moins élégant que celui de Jijé, mais pour un cadre tel que le western, ce n'est pas une mauvaise chose, bien au contraire.
Je n'entrerai pas dans le détail de l'intrigue comme j'ai pu le faire avec l'album précédent, car comme je le disais celle-ci est bien plus typique de Charlier, et donc plus complexe : Blueberry hérite d'une mission assez simple, mener un convoi de chariots du point A au point B, mais rien ne se passe comme prévu. Les pièges tendus par Quanah s'enchainent, dans lesquels s'empressent de tomber le lieutenant O'Reilly, second irlandais de Mike - évidemment alcoolique, selon la Weltanschauung charlièrine, même s'il convient de noter que l'île d'émeraude prend moins cher dans l'œuvre du maestro liégeois que l'Espagne, l'Angleterre ou le Mexique. Blueberry, quand il ne les déjoue pas, arrive à réparer les dégâts causés par la stupidité d'O'Reilly, bien qu'il soit regrettable que le coup du clairon soit utilisé pour la troisième fois en trois albums ! Mais c'est aussi la dernière, donc je leur pardonne…
On ne s'ennuie pas une seule seconde, et encore une fois je dois souligner à quel point le dessin de Giraud parait plus soigné et libéré. C'est le Blueberry le mieux dessiné jusqu'à présent, et je dirais d'ailleurs qu'il faudra attendre le tome 7 pour retrouver ce niveau de maitrise – non pas que les autres soient mal dessinés, loin de là, mais il y aura toujours un petit quelque chose, que ce soit la nouvelle alternance avec Jijé dans le t4, la mise en couleur dans le t5 et le cadre entièrement citadin dans le t6, qui me fera un tantinet regretter la quasi-perfection de ce troisième opus…
Cerise sur le gâteau, on retrouve l'ami Graig à la fin de l'album, toujours propret, "tout droit sorti d'un magazine de mode" comme dit Blueberry de manière un peu anachronique. C'est d'ailleurs sur Graig que se termine l'histoire, puisque le général Crook, convaincu par Blueberry que les Apaches ne sont pas responsables de la guerre, l'a chargé de communiquer la missive informant le président de ce nouveau développement et demandant les nouvelles instructions de la Maison Blanche. Un final à la Lucky Luke, cavalier solitaire sur fond de soleil couchant, mais loin d’être aussi idyllique… car ce que ni Blueberry ni Graig ne savent, c'est qu’à défaut d'avoir deux yeux, Quanah sait ouvrir ses oreilles, et qu'il est au courant de ce qui se trame ! Blood and guts !!!
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Créée
le 20 nov. 2018
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