Comme l’auteur le raconte en postface, cette bande dessinée est née de sa colère, qui est arrivée après une longue période de dépression induite par la culpabilité d’avoir « abandonné » son père dans une maison de retraite, de n’avoir pas été suffisamment à ses côtés au crépuscule de sa vie. Et cette colère, c’est la même que celle qui avait habité son ascendant tout au long de sa vie, une colère contre les exploiteurs et les profiteurs, contre l’administration qui est allée jusqu’à réclamer au fils les arriérés de son père lorsqu’il mourut, des arriérés si insignifiants (34 euros !) qu’ils s’apparentaient à une insulte vis-à-vis de celui qui avait consacré sa vie à la lutte contre les oppresseurs, une broutille qui entraînera l’auteur dans un enfer administratif ubuesque et humiliant. Avec une telle accumulation de rage et de souffrance, il fallait trouver un exutoire. C’est ainsi qu’Antonio Altarriba « junior » a tenté de transformer sa colère et sa culpabilité en récit épique racontant la vie de son paternel qui décida de quitter la Terre en « volant »…
Sans conteste, « L’Art de voler » est une fresque romanesque ambitieuse. Le père d’Antonio s’y voit littéralement transformé en héros de cinéma dans une Espagne où la vie, au cours du XXe siècle, fut rarement un long fleuve tranquille (en particulier depuis l’avènement de la République en 1931 jusqu’à la dictature franquiste en 1939), un pays où il fallait baisser la tête pour ne pas s’exposer aux représailles d’un pouvoir inique qui avait placé la vie démocratique sous cloche. La narration reste très linéaire, avec un découpage chronologique qui rend la lecture fluide, sans digressions inutiles. Sans doute peut-être par un désir compréhensible de rester en retrait par rapport à ce géniteur érigé au statut d’icône, lui-même narrateur de sa propre histoire. Ses déchirures et ses questionnements, le fils ne les exposera que dans la postface, de façon très touchante, en concluant sur une note lumineuse, extrêmement libératrice.
S’accommodant fort bien du noir et blanc, le dessin semi-réaliste de Kim reste plutôt agréable à l’œil et révèle un certain souci du détail, évoquant peu ou prou Joe Sacco. À ce titre, on pourra regretter que l’éditeur ait choisi ce format réduit (155 x 230 mm), qui ne met pas suffisamment en valeur le travail du dessinateur.
Même si on ne retrouve pas l’audace d’un Maus, « L’Art de voler » s’inscrit dans le même registre : l’évocation par un fils d’une page importante et douloureuse de l’Histoire à travers son paternel. Mais à la différence d’Art Spiegelman qui se refusait à faire du sien une icône en montrant ses facettes les moins glorieuses, malgré la souffrance endurée, Antonio Altarriba fait preuve d’un profond respect. Pourtant, l’auteur ne s’interdit rien, notamment lorsqu’il montre « papa » en séducteur libertin, préférant la compagnie des prostituées — scènes explicites à l’appui —, jusqu’à ce qu’il soit pris au piège d’une relation durable et toxique, où nous sera révélé son côté sombre. Somme toute, l’homme s’est révélé être un juste parmi les justes, conservant toujours une certaine droiture, et le fils exprime ici beaucoup d'empathie à l’endroit de celui qui l’a vu grandir.
Nul doute qu’un tel ouvrage ait permis à l’auteur de faire son deuil et de laisser son père, ce héros, s’envoler en aller-simple vers des contrées lointaines. Et au risque de faire dans la redondance, il est indéniable que « L’Art de voler » s'impose comme l’équivalent espagnol de Maus.