L'arnaque des gitans
Ça nous a sauté à la gueule un jour de printemps 2013. Il y a sept ans de ça déjà (et même plus puisque les années continuent de s'écouler implacablement). Du bruit, ça en a fait. Plein, même. Je...
le 8 avr. 2020
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PARTIE SANS SPOIL
S'attaquer à "Shingeki no Kyojin" dans le cadre d'une critique n'est pas une tâche aisée et la difficulté de l'exercice tient à plusieurs paramètres.
Tout d'abord, force est de reconnaître que ce manga a connu un développement inégal et n'est pas exempt de défauts. Mais à mes yeux, ces faiblesses sont largement contrebalancées par les qualités indéniables de l'œuvre.
Elle m'a marqué à vif dans la mesure où le propos du manga et les thèmes développés en filigrane du récit rejoignent en partie mes propres obsessions. Néanmoins, c'est avant tout le traitement et l'exécution que je trouve ici brillants.
Il est toutefois extrêmement difficile d'en parler sans commencer par la fin et ce faisant divulgâcher l'essentiel de l'intrigue, étant donné que l'auteur et dessinateur Hajime Isayama a repoussé jusque dans ses derniers retranchements le procédé de la préfiguration (ou « foreshadowing » dans la langue de la perfide Albion), attestant d'une maîtrise de l'écriture et de la narration rarement égalée au sein des productions actuelles.
Certains longs métrages s'articulent autour d'un retournement de situation censé nous amener à reconsidérer l'ensemble de ce qui a été présenté jusqu'alors. Dans "Shingeki no Kyojin", le principe est globalement le même, à ceci près qu'il se voit appliqué à un tout autre médium, avec une intrigue évolutive bien plus développée sur le long terme et par conséquent un enchaînement de coups de théâtre tel qu'on est constamment tenté de relire l'oeuvre dans sa globalité pour l'apprécier à chaque fois sous un nouveau jour, constat qui s'applique tout particulièrement aux derniers arcs narratifs.
On pourrait presque affirmer avoir affaire à une nouvelle manière de raconter les histoires, avec pour résultante une intrigue cyclique calquée sur l'Ouroboros. Au fur et à mesure de notre progression en tant que lecteur, nous prenons la pleine mesure de l'immense travail de préparation d'Isayama avant même qu'il se soit lancé dans l'écriture, à moins que tout ceci ait été improvisé, ce qui achèverait de mon point de vue d'en faire un génie.
Les multiples twists surviennent tels des uppercuts et font parfaitement écho à des fusils de Tchekhov savamment distillés pour tromper notre vigilance, jusque dans le titre, d'où les approximations des traductions anglaise et française, d' "Attack on Titan" à "L'Attaque des Titans", aucune de ces interprétations ne parvenant à retranscrire son caractère polysémique.
Les coups de théâtre peuvent eux-mêmes donner des indications sur des événements qui surviendront bien plus tard. Je pense par exemple au chapitre 42 et son miroir inversé qu'est le centième, de loin mon préféré, tant la dramaturgie y atteint des sommets. Certains vidéastes ne s'y sont pas trompés, à l'instar de SoulMadness, parvenu à retranscrire la substantifique moelle du manga avec plus de brio encore que ne l'ont fait le studio Mappa et la quatrième saison de l'adaptation animée.
De plus, à l'inverse des twists parfois très artificiels dont certaines productions cinématographiques nous ont gratifié dans le but de masquer la vacuité de leur récit (une petite pensée pour l'escroquerie nommée "Insaisissables"), la narration circulaire de "Shingeki no Kyojin" est très pertinente car elle s'inscrit pleinement dans la diégèse du manga et ses thématiques, à l'instar d'une conception cyclique du temps héritée de la pensée antique, sans oublier bien sûr la mise en exergue de la spirale de la haine.
L'oeuvre d'Hajime Isayama atteste ainsi d'une parfaite maîtrise, mais le profond malentendu entre cette dernière et le grand public réside justement dans le fait qu'il n'est pas possible de pleinement apprécier ses qualités sans l'avoir lue dans sa globalité, ce que n'ont pas fait de nombreux lecteurs découragés par les visiblement piètres premiers tomes, préférant alors passer leur chemin ou se rabattre sur une version animée certes excellente, mais à la traîne par rapport à l'intrigue du manga, handicapée de surcroît par son souci d'économie pour les détails.
Il faut bien le concéder ; les débuts de "Shingeki no Kyojin" au format papier ne sont pas spécialement encourageants, illustrant clairement le manque de bouteille d'Hajime Isayama par rapport au dessin et à la mise en forme d'un récit encore loin d'avoir exprimé tout son potentiel à l'époque.
Malgré un point de départ percutant, l'histoire, sans être mauvaise, est au début extrêmement classique. Elle prend place dans un univers post-apocalyptique. Une race humanoïde nommée Titans a déferlé sur le monde et seule une infime partie de l'humanité semble leur avoir échappé, retranchée derrière de gigantesques murs.
La population vit dans une certaine quiétude, à l'abri du danger, confinée dans une enclave tout droit sortie de la Bavière, et seuls quelques inconscients tentent des sorties extra-muros, animés par le fol espoir de percer les mystères de ce monde. Le protagoniste, Eren Yeager, aspire à une liberté sans limite, un monde où l'humanité ne serait plus contrainte de vivre derrière des murs, sous la menace des Titans.
Un événement tragique conduit à la chute du district de Shiganshina, son foyer natal, et au paiement d'un lourd tribut pour une population qui s'imaginait jusqu'alors totalement protégée des menaces extérieures. Eren sera à jamais traumatisé par la mort de sa mère, dévorée sous ses yeux, ce qui alimentera une inexpugnable rage de vivre et son désir d'exterminer les monstres d'au-delà les murs.
C'est pourquoi il s'engage dans le Bataillon d'Exploration avec ses compagnons, Armin et Mikasa, ce qui l'amènera à rencontrer d'autres individus aux aspirations diverses. Mais percer le voile de mystères lié à l'existence des Titans implique de se confronter à bien des dangers et l'ennemi n'est pas toujours là où on croit...
De prime abord, le récit s'inscrit dans l'ensemble des codes hérités des films de guerre, avec des personnages archétypaux, voire stéréotypés, ce qui vaut en particulier pour notre « héros », relativement insignifiant à ses débuts. Cette tête brulée ne réalisera qu'après coup l'atrocité d'un conflit qui le dépasse et l'ampleur des sacrifices que pareille situation implique.
Il se démarque néanmoins de certains clichés dans la mesure où c'est souvent lui qui fait office de « demoiselle en détresse », à sauver coûte que coûte en raison de l'importance que revêt un pouvoir qui lui est propre pour le salut de l'humanité.
Sur la forme, de nombreux points sont perfectibles. Le découpage est hasardeux et les premiers dessins sont plutôt ratés, avec des problèmes de continuité et des arrières plans assez vides. Toutefois, le trait d'Isayama sied déjà à merveille aux visions cauchemardesques des Titans, avec leur démarche et leurs proportions grotesques, ce qu'accentue plus encore la bizarrerie de leur comportement. Leur faciès traduit parfaitement ce qu'on nomme la vallée dérangeante.
Exploiter un lore aussi singulier relève de l'acte salutaire, nous épargnant enfin des vampires et zombies désormais sur-utilisés dans la pop-culture. Les caractéristiques de ces étranges créatures humanoïdes s'accompagnent de leur lot de mystères, alimentant notre curiosité. Ce qui relève de l'inexpliqué accroît également le sentiment de terreur des protagonistes. Le bestiaire si particulier de l'œuvre et cet univers steampunk inspiré des bourgs allemands sont d'ores et déjà un atout non négligeable pour que le manga se démarque de la concurrence.
Ajoutons à cela une adaptation animée qui corrige pratiquement tous ses défauts, avec des graphismes somptueux et une bande-son magnifique. Malgré la tendance à parfois trop se reposer sur les plans fixes, force est de constater que Wit Studio a accompli un travail remarquable et Mappa paraît plutôt bien parti pour lui succéder, même si l'une des deux propositions souffrira forcément de la comparaison avec l'autre.
Les compositions d'Hiroyuki Sawano, de « Vogel im Kafig » (« Oiseau en cage ») à « YouSeeBIGGIRL » en passant par « Barricades », sont assurément de toute beauté. Le manga n'aurait certainement pas connu le même succès sans la force de son adaptation animée, que ce soit pour son visuel ou sa musique.
Il n'en reste pas moins qu'au fur et à mesure que l'histoire avance à l'échelle de la version papier, ce dernier s'améliore à tous les niveaux.
La trame se complexifie et les personnages deviennent plus étoffés. Les rares révélations extirpées par les protagonistes suscitent de nouvelles questions et engendrent d'autres mystères.
Le dessin d'Hajime Isayama, soutenu par le travail non moins important de ses assistants, s'est considérablement affiné, avec des effets remarquables sur l'expression faciale des personnages, que ce soit pour exprimer la colère, la terreur ou le désespoir. Certaines pages marquent longuement la rétine.
Le découpage est devenu bien plus efficace, voire astucieux, comme lors du chapitre 42, qui voit se produire une révélation d'envergure volontairement laissée en arrière plan. Les séquences de bataille sont désormais dantesques et ce qu'on peut considérer comme la première partie du manga atteint son apogée au chapitre 84, jusqu'au point de bascule.
Compte tenu des nouveaux éléments communiqués et de leur ampleur, ce dernier fait entrer l'œuvre d’Isayama dans une toute autre dimension, avec un changement radical de perspective, faisant voler les cloisons du manichéisme en éclats. Soyons clairs. De mon point de vue, cette seconde partie, plus courte, est à mon sens ce qui fait de "Shingeki no Kyojin" le manga le plus marquant de cette décennie
Je ne saurais par où commencer pour expliquer pourquoi, après des débuts laborieux et une amélioration continue, je considère ce « second volet », soit ce qui a été partiellement adapté via la saison 4, comme un quasi chef d'œuvre. Mais pour cela, vous allez devoir partir en excursion dans la zone des spoilers. Je vous prie donc d'abord de lire le manga dans sa globalité, quitte à vous forcer au début, avant de revenir ici, à supposer que vous souhaitiez continuer.
Si mon argumentaire ne vous a pas convaincu et que vous êtes vraiment rebutés par les premiers chapitres, gardez à l'esprit que "Shingeki no Kyojin" est à mon sens l'un des très rares mangas qui ont continué de se bonifier avec le temps, à l'inverse d'un "Berserk", "Vinland Saga" ou encore "Kingdom" (pourtant tous très bons, au demeurant).
De plus, il vous reste toujours la possibilité de visionner l'adaptation animée jusqu'au fameux « point de bascule » ou la saison 4 avant de vous pencher sur le manga. Cette dernière est néanmoins handicapée par sa censure et sa tendance à éluder bien trop d'informations capitales.
Passée cette mise en garde, nous pouvons à présent poursuivre.
PARTIE AVEC SPOIL
La bataille pour la reprise de Shiganshina et la reconquête du mur Maria s'est soldée par la victoire du Bataillon d'Exploration face à trois détenteurs de Titans Primordiaux surpuissants, à savoir Berthold Hoover avec son Colossal, Reiner Braun avec son Cuirassé et Sieg Yeager avec son Bestial.
Cependant, le prix à payer pour l'obtention de cette revanche et la récupération du Titan Colossal s'est avéré particulièrement élevé, puisque cet affrontement a entrainé l'annihilation de la quasi totalité du Bataillon, la mort de Marlowe et celle d'Erwin, qui était jusqu'alors considéré comme le plus grand espoir de l'humanité retranchée derrière les murs. Ce sacrifice comme bien d'autres illustre à merveille la prévalence des victoires à la Pyrrhus, dans la mesure où l'ampleur des pertes et des contreparties est telle qu'elle relativise fortement les faits d'armes des protagonistes et leur sentiment d'accomplissement. De plus, après coup, les retombées de prime abord positives de ces avancées peuvent s'avérer bien pires sur le long terme
Une des singularités de "L'Attaque des Titans" tient justement au fait que ce qu'on nomme « plot armor », autrement dit l'invincibilité dont bénéficient normalement les héros au prétexte qu'ils sont le centre autour duquel l'histoire gravite, ce qui leur assure une porte de sortie, même en cas de défaite, s'applique en vérité bien plus aux antagonistes, à commencer par l'increvable Reiner. L'irruption d'un nouvel éclairage sur les faits passés, avec un renversement des perspectives suite aux fameuses révélations de la cave, tend d'ailleurs à conforter l'idée que les personnages principaux sont dans chaque camp.
À contrario, les dégâts subis par le Bataillon sont irréversibles, même s'ils peuvent être partiellement contrebalancés par l'ajout de possibles renforts au gré des circonstances. Le trio formé par Eren, Armin et Mikasa jouit certes d'une relative immunité (quoique personne n'aurait parié là-dessus lors de la bataille du District de Trost), mais la mort ne cesse de pleuvoir autour d'eux. "One Piece" et l'équipage intouchable de Luffy ne peuvent assurément pas en dire de même.
Un autre point particulièrement rafraîchissant vis-à-vis des sempiternels shonens nekketsus réside dans le déroulement des combats, davantage assimilables à des batailles de grande échelle qu'à des affrontements à un contre un. Chacun des neufs Titans Primordiaux dispose de surcroît de capacités spécifiques et il est extrêmement difficile de prévoir l'issue des combats dans la mesure où elle dépend de bien trop de facteurs, des pouvoirs des Shifters aux aptitudes propres à chaque possesseur, en passant par la configuration des champs de bataille. La stratégie, l'anticipation et la quête d'informations jouent un rôle aussi décisif que la puissance et l'agilité des protagonistes. À l'exception d'Eren et de ses aptitudes spécifiques en tant que Titan Assaillant ("Shingeki no Kyojin"), doté comme ses ennemis d'un exceptionnel pouvoir de régénération, les personnages ne peuvent se contenter d'encaisser les coups et se relever pour finalement triompher grâce à la force de leur volonté, au pouvoir de l'amitié ou autres absurdités du genre. Se faire attraper une seule fois par ne serait-ce qu'un Titan est synonyme de mort assurée, comme ce fut le cas pour le pauvre Hannes. Voir advenir le cas contraire signifie qu'il y a généralement anguille sous roche.
Il n'en reste pas moins que grâce à l'incroyable mobilité assurée par l'équipement tridimensionnel, soit l'une des plus belles inventions du manga, même si elle revient à sacrifier le réalisme sur l'autel du spectacle, il est possible de faire pratiquement jeu égal avec les monstres humanoïdes et les abattre d'un coup du fait de leur point faible, situé sur la nuque. Dans "SNK", tout se joue en général sur une fraction de seconde.
Bien que les personnages voient leurs capacités augmenter au fur et à mesure que leur expérience s'accroît et que leur équipement s'améliore, l'auteur nous épargne heureusement des incohérences grotesques découlant d'une quête infinie de puissance à la "Dragon Ball" ou "Naruto".
Les Ackerman disposent certes d'aptitudes telles qu'elles paraissent leur conférer un statut de demi-dieu, mais les meilleurs ont tout autant de risque de trépasser les premiers, comme en témoigne la défaite de l'escouade de Livaï face au Titan Féminin sur une erreur d'appréciation ou bien la mise à mort de Mike, considéré comme le deuxième soldat le plus puissant de l'humanité, sur ordre du cruel Titan Bestial, perçu alors comme l'antagoniste principal du manga.
Dans son déroulement, "Shingeki no Kyojin" tend certes à reprendre les codes des films de guerre et s'émanciper des clichés du shonen, mais ce constat s'applique plus encore à ce que devient l'oeuvre après la bataille de Shiganshina et la révélation de la cave. Le lecteur apprend alors que tout ce qu'il croyait savoir n'était qu'un mensonge.
Ce monde est toujours habité, et il est bien plus vaste que ce que nos héros peuvent envisager. Leur enclave est située sur l'île du Paradis, territoire isolé des autres civilisations existantes.
Ceux qui s'imaginaient être les derniers représentants d'une humanité vouée à la destruction face à la menace des Titans sont en réalité ce que les autres peuples vivant au-delà des murs redoutent plus que tout. Nos protagonistes sont en effet des Eldiens, une « race » liée depuis des temps immémoriaux au pouvoir titanique.
Leur sang est particulier et le simple contact de leur moelle épinière avec le liquide cérébro-spinal des Titans suffit à les transformer en monstre humanoïdes dépourvus de volonté propre, à l'exception des neufs Primordiaux issus de la fragmentation du pouvoir d'Ymir, la « déesse » qui conclut il y a plus de 2000 ans un pacte avec le Démon de la Terre, à l'origine de ce fléau.
Son héritage s'est perpétué via l'Empire d'Eldia, qui a causé de nombreuses victimes pendant son règne de terreur, à commencer par la nation Mahr (Italie alternative cimentée autour du « Mare Nostrum »), jusqu'à ce que cette dernière prenne sa revanche et s'approprie la puissance des Titans Primordiaux tandis que le roi Karl Fritz, lassé des querelles intestines et des exactions causées par ses prédécesseurs, a choisi de se retrancher sur l'île du Paradis avec la majorité de ses sujets, non sans avoir affecté leur mémoire, pour que les horreurs passées sombrent dans l'oubli.
Pendant plus de 100 ans, ce qu'il restait d'Eldia est demeuré à l'abri des représailles d'un monde vengeur grâce à l'effroyable puissance des Colossaux contenus dans les murs. Ces derniers visent en réalité non pas à protéger l'humanité des Titans, mais à préserver le peuple Eldien des autres nations grâce à la force de dissuasion de l'arme de destruction massive contenue à l'intérieur, ce qui n'est bien sûr pas sans rappeler notre monde au temps de la Guerre Froide.
Le manga fait la part belle aux atrocités. Le massacre de Shiganshina est à ce titre une parfaite entrée en matière. Il frappe par son irruption soudaine et son amplitude, surtout compte tenu du bilan humain catastrophique faisant suite à une tentative de « reconquête » avant tout destinée à la réduction de la charge démographique au regard des besoins alimentaires.
Il a de plus été commis par des enfants soldats qui n'avaient que très peu de recul sur ce qu'ils faisaient, à la différence d'un Eren adulte et pleinement maître de ses moyens lors du massacre de Revelio. Ce dernier survient une centaine de chapitres plus tard et fait totalement écho au drame de Shiganshina, sachant qu'on aurait pu tout aussi bien faire démarrer l'histoire à cet instant précis, en adoptant le point de vue des gens vivant de l'autre côté de l'océan. Mais il faut également tenir compte du fait que les Eldiens de l'époque n'avaient rien demandé à personne, tandis que l'assaut en territoire Mahr faisait suite à une déclaration de guerre, ce qui ne change évidemment rien à la mort de nombreux innocents.
Les 2000 ans de règne de l'Empire d'Eldia, né de l'horrible projet d'un tyran sanguinaire avant qu'un monarque plus pacifiste ne finisse par y mettre un terme, ont causé bien des maux, alimentant la haine du reste du monde. Mais les exactions de la nation Mahr dans le courant du dernier siècle n'ont rien eu à leur envier.
Le Grand Terrassement du dernier segment correspond quant à lui au degré paroxystique de l'horreur, à l'instar de l'Éclipse dans "Berserk" ou encore l'Apocalypse dans "Devilman". Il est de bon ton de parler de l'oeuvre de Kentaro Miura pour faire allusion à un monde cauchemardesque, mais je crois sincèrement que celui de "Shingeki no Kyojin" est pire, d'autant qu'il renvoie bien plus directement aux tragédies qui ont émaillé notre histoire, amenées à une plus grande échelle en raison de l'ajout du facteur Titan à l'équation, tel un catalyseur de ce que l'humain peut engendrer de pire, notamment à cause de la peur de l'autre et de l'infernale spirale de la vengeance. "SNK" peut être perçue comme une uchronie où notre monde aurait été à jamais chamboulé par la rencontre entre Ymir Fritz et un parasite remontant à des temps antédiluviens (ce n'est pas un hasard si l'auteur s'est inspiré de l'apparence de l'Hallucigenia). Elle extrapole ainsi une cruauté que nous connaissons déjà à travers une histoire humaine jalonnée de luttes fratricides et de génocides.
Il en résulte une réflexion philosophique sur la guerre et les racines du conflit qui n'est pas sans faire penser à la série de jeux "Metal Gear Solid", ce dont atteste ce discours d'Eren Yeager, magnifié par la production audiovisuelle : « Depuis que je suis ici, je me demande : comment en est-on arrivé là ? Ces corps et ces âmes brisés... Ces gens dépossédés de leur liberté... S'ils avaient su ce qui les attendait, ils ne seraient pas partis en guerre. Pourtant, quelque chose a poussé chacun d'eux à s'engouffrer dans cet enfer. ».
Ce n'est pas si surprenant dans la mesure où "Shingeki no Kyojin" s'est en partie inspiré du genre « mécha », souvent axé sur les divergences idéologiques et les rivalités géopolitiques. Dans une optique plus proche du biopunk que du steampunk, les Titans Primordiaux peuvent ainsi être assimilés à des méchas de chair insufflant la terreur au même titre qu'un Metal Gear Rex capable de lancer des ogives nucléaires dans le fameux jeu d'Hideo Kojima.
Ajoutons à cela des personnages dépossédés de leur libre arbitre et façonnés par leur environnement de sorte qu'ils n'ont d'autre option que de s'affronter, au nom d'intérêts censés transcender les aspirations individuelles. Ils ont pourtant connu un parcours comparable à bien des égards : « Reiner, on est pareils, toi et moi. Au-delà de la mer ou dans les murs, c'est la même chose. Mais on vous a enseigné dans l'enfance que tous les gens dans les murs étaient des démons. ». Eren Yeager et Reiner Braun sont en effet les deux faces d'une même pièce. L'un trahira l'autre, de même que l'ancien camarade sera plus tard amené à « faire l'assaillant » et endosser le rôle du méchant, non par vengeance, mais parce qu'estimant ne pas avoir le choix.
La signification symbolique des murs est alors on ne peut plus évidente. Bien loin d'être le rempart qui protège l'humanité d'une menace surnaturelle, il est cette démarcation qui divise et hiérarchise les individus entre eux, l'obstacle qui sépare les Paradisiens du reste du monde, ou encore les Eldiens continentaux des Mahr. Cette thématique est en phase avec nos préoccupations contemporaines, à une époque marquée autant par l'essor de la mondialisation que par un cloisonnement de plus en plus prononcé des espaces sociaux et territoriaux, sachant qu'on n'a jamais construit autant de murs et qu'un certain chef d'État en a même fait la mesure phare de son programme au pays de l'Oncle Sam. La chute du Mur de Berlin est loin d'avoir freiné cette tendance générale, d'autant que la fin de la Guerre Froide nous a légué un monde plus morcelé que jamais, de la barrière de Gaza à celle du Sahara Occidental, en passant par la frontière mexicaine.
Je dois à présent revenir sur les polémiques causées par ceux qui ont accusé "L'Attaque des Titans" d'être une œuvre fasciste. De prime abord, ces critiques peuvent se comprendre. Toute la première partie du manga et son adaptation animée mettent en exergue l'exaltation patriotique liée à la défense de l'humanité face à la menace des Titans, ce qui s'applique plus encore aux modèles de vertu que sont les intrépides soldats du Bataillon d'Exploration, à commencer par le leader charismatique qu'est le Major Erwin Smith, très fortement inspiré du général allemand Erwin Rommel, alias « le Renard du Désert », et du mythe chevaleresque lié à sa légende dorée. Le Commandant Dot Pixis est quant à lui en partie repris d'Akiyama Yoshifuru, général de l'Armée Impériale Japonaise, figure nationale célébrée au Pays du Soleil levant, néanmoins controversée en raison des exactions perpétrées par ses troupes en Corée.
L'utilisation de ces figures ambivalentes et le fait de poser pour contexte une contrée allemande fantasmée qui voit son espace vital se réduire sous l'assaut d'êtres difformes semblant tout droit sortis de caricatures racistes n'a pas manqué d'alimenter les suspicions. Ajoutons à cela la confusion entretenue entre l'idéal nietzschéen du surhomme et les vétérans du Bataillon d'Exploration, sans oublier l'exaltation du sacrifice pour accomplir des progrès militaires, inscrite dans une logique utilitariste jusqu'au boutiste, et vous avez alors tous les ingrédients réunis pour aboutir à un manga potentiellement fascisant.
Mais condamner cette œuvre sur ces seules bases, comme a pu l'être en son temps le film "Starship Troopers" de Paul Verhoeven, qui était pourtant une satire du militarisme étasunien, serait justement passer à côté de l'essentiel. Tout d'abord, l'intrigue insiste clairement sur le fait que les individus changés en Titans sont le fruit d'un processus irréversible et les victimes d'une cruauté humaine teintée de racisme. Nulle gloire ne peut être corrélée au fait de mettre fin à leur existence, si ce n'est la relative satisfaction d'abréger leurs souffrances. Ce qui a pu toutefois déranger certaines critiques était sans doute l'approche assez « premier degré », sans jugement moral sur ce que font les protagonistes, dans "SNK" comme dans le long-métrage de Verhoeven. On se contente souvent de traverser avec eux ce qu'ils doivent endurer.
Gardons néanmoins à l’esprit que l'idéal du Bataillon d'Exploration se fonde avant tout sur la curiosité et la soif de découvertes, ce qu'illustrent à merveille des personnages comme Hansi et Armin. À rebours d'une société profondément sclérosée et repliée sur elle-même, ils n'ont pas d'arrière-pensée à l'idée d'appréhender l'altérité.
Il ne faut pas oublier de surcroît que l'enfer est pavé de bonnes intentions et que même une figure aussi rayonnante qu'Erwin Smith peut voir son héritage complètement dévoyé une fois récupéré par des extrémistes comme Floch Forster. À l'instigation de ce dernier, un corps expéditionnaire censé autrefois incarner les ailes de la liberté face au conservatisme des Brigades Spéciales va finalement devenir le bras armé d'un nouveau régime oppresseur et participer à l'instrumentalisation d'une société militarisée à force d'avoir vécu avec une mentalité d'assiégés, comme l'a fait la nation Mahr avec Helos, incarnation d'une gloire déchue muée en figure de propagande.
Cette mentalité et la séparation des peuples à cause des murs sont justement au cœur des critiques du mangaka, qui dénonce ainsi la montée d'une idéologie expansionniste encouragée par des velléités nationalistes et l'embrigadement de la jeunesse. Le cri de ralliement « sur le cœur » devient alors le reflet de l'adhésion au fanatisme et à l'autoritarisme. Pourtant, Isayama ne perd jamais l'occasion de nous rappeler que ceux qui œuvrent au sein du Bataillon radicalisé ne sont que des pauvres hères convaincus d'agir pour le plus grand bien, du moins celui d'Eldia. Seul rescapé de la charge d'Erwin à Shiganshina, Floch, salopard en puissance, petit chef tel qu'il s'en est trouvé dans toutes les armées du monde, est devenu l'âme damnée d'Eren, à l'instar de Yelena pour Sieg, ce qui ne contredit nullement la force de ses convictions et son sentiment d'oeuvrer pour la justice. Faire d'une des trois factions de l'armée Eldienne, celle qui arborait jusqu'alors en guise d'oriflamme des ailes synonymes d'émancipation et d'espoir, l'une des pires menaces de la série, est une manière de mettre en exergue le renversement de valeurs faisant suite au point de bascule causé par les révélations de la cave après la bataille pour la reconquête du mur Maria.
La liberté absolue que cherche à attendre Eren revient en effet à littéralement piétiner celle des autres. On est à mille lieux d'un shonen au sein duquel la volonté de se dépasser et écraser ses adversaires dans un contexte concurrentiel, comme tout bon capitaliste qui se respecte, serait vendue comme une valeur positive. "Shingeki no Kyojin" pose sur ce modèle un regard autrement plus acide, sous les auspices d'une maturité durement acquise.
Dans le cas présent, l'abnégation d'Eren et sa détermination à avancer quoiqu'il en coûte, conformément aux caractéristiques de son Titan, ont un caractère profondément mortifère. Les problèmes mis en exergue par la série découlent pour l'essentiel de l'incapacité à discuter et se comprendre dès lors que les désirs respectifs des uns et des autres entrent en conflit. Marco est une des nombreuses facettes de la tragédie qui résulte de cette incompréhension et d'une conscientisation bien trop tardive.
Dénoncer l'absurdité d'un conflit implique également de récuser l'essentialisation et le manichéisme. L'oppression des Mahr envers les Eldiens, parqués dans des ghettos et sommés d'arborer un brassard distinctif au même titre que l'étoile jaune imposée aux Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, est clairement pointée du doigt. Le Sergent-Chef Gross et ses agissements sont sans doute ce que ce genre de système totalitaire peut engendrer de pire. Il n'a assurément rien à envier à un kapo nazi.
Les torts ne sont pas pour autant à rejeter sur un peuple en particulier. La responsabilité est individuelle et doit avant tout être rapportée aux puissants de ce monde, à l'instar de l'état-major Mahr ou bien du premier roi Fritz, celui par qui tout a commencé, écrivant l'histoire des Titans avec des lettres de sang. Les crimes d'Eldia ont profondément affecté la nation Mahr avant que la victime devienne à son tour bourreau. Même si les massacres de la dynastie royale et de leurs serviteurs zélés sont avérés, la faute ne peut être rejetée sur toute une ethnie et les descendants Eldiens ne sauraient être tenus pour responsables des crimes de leurs ancêtres, comme c'est malheureusement le cas dans le monde dépeint par Isayama.
L'œuvre ne ferme pas non plus les yeux sur la difficulté à prendre des décisions nécessitant de se salir les mains et l'incapacité d'anticiper toutes les conséquences qui résultent d'une action indépendamment de son intentionnalité, ce que Livaï n'a pas manqué de rappeler à Eren lorsque se posait la question de savoir s'il valait mieux compter sur sa propre force ou croire en ses camarades. Une fois venu le temps des décisions difficiles, aucune option n'exempte le risque, voire la nécessité de faire « le mal ». À la différence de ses prédécesseurs, Karl Fritz, 145ème roi d'Eldia, était animé d'intentions pacifiques. Accablé par les atrocités perpétrées au nom de son peuple et incapable d'assumer l'histoire ensanglantée de sa famille, il a préféré tirer un trait sur le passé et se murer dans le silence. Pour bénéficier d'une brève accalmie au sein de cette paisible enclave qu'était censée être l'île du Paradis, au milieu d'un tumultueux océan de désordre et de conflits, le monarque a scellé un pacte de non agression en vue d'empêcher l'utilisation des pouvoirs de l'Originel à des fins bellicistes. Il était même prêt à accepter la disparition de sa dynastie et de son peuple en expiation des crimes passés, raison pour laquelle une riposte face à une intrusion de la nation Mahr après qu'elle soit sortie grandie et renforcée de la Grande Guerre des Titans n'avait rien d'une évidence.
Néanmoins, même s'il a tant bien que mal tenté d'agir pour le plus grand bien, sa décision a fini par avoir des conséquences délétères, notamment en raison de l'effacement des souvenirs de ses sujets, soit l'exact inverse d'un devoir de mémoire pensé pour éviter une réitération des erreurs passées. De plus, tout comme le fondateur de cette dynastie maudite, Karl Fritz a pris une décision unilatérale et imposé une volonté qui n'a fait que réduire la marge de manœuvre de ses successeurs. Sa descendance a par conséquent subi le choix d'une décision passée sans avoir voix au chapitre.
L'héritage conféré telle une malédiction et le poids transmis aux générations futures sont indubitablement des thèmes centraux dans l'histoire de "SNK". La transmission des Primordiaux, avec non seulement les aptitudes propres à chaque Titan, mais aussi les souvenirs légués par les précédents détenteurs, au point d'influencer la personnalité des nouveaux élus, en est un exemple des plus emblématiques. Ce constat est d'autant plus frappant en ce qui concerne la famille royale, réduite à la passivité et l'impuissance à cause du pacte de non agression de Karl Fritz, malgré l'étendue des pouvoirs de l'Originel. Les Eldiens de Paradis comme ceux du continent sont quant eux ostracisés pour des crimes remontant à plus d'un siècle et en raison de leur « engeance », telle une conséquence du péché originel lié à l'obtention des pouvoirs de Titan par Ymir. Ajoutons à cela que celle qui sera devenue bien malgré elle la fondatrice de l'Empire d'Eldia était une esclave conditionnée toute sa vie durant, au point d'être à jamais astreinte à la servitude, y compris dans la mort, malgré une puissance qui ne l'a nullement aidée à s'émanciper. Cela lui a même valu un enfer éternel, un sort assimilable au mythe de Sisyphe. Pas sûr que dans pareil contexte, on puisse l'imaginer heureuse, comme l'aurait sans doute préconisé un certain écrivain.
La perpétuation des erreurs passées à cause des tares transmises par les générations antérieures est parfaitement retranscrite par la structure narrative de l'œuvre, pensée comme un cycle perpétuel, à l'instar de l'éternel retour nietzschéen. C'est ce qui rend par ailleurs les twists si pertinents, dans la mesure où ces derniers nous poussent à constamment revoir la même histoire sous un nouveau jour.
L'adéquation entre ces thèmes et les références mythologiques utilisées au sein du manga contribuent pour beaucoup à sa cohérence. Introduire la figure du Titan est en effet une manière de souligner la dimension cyclique du récit et la question de la fatalité. L'auteur s'est autant inspiré de la cosmogonie nordique, avec entre autres le Ragnarök / Grand Terrassement et l'Yggdrasil / l'Axe unissant tous les Eldiens dans un pan de réalité capable de transcender l'espace et le temps, que du panthéon gréco-romain. De nombreux parallèles peuvent être établis entre d'une part la figure du roi imposant un destin funeste à son peuple et sa descendance et d'autre part celle de Cronos, Titan qui préférait manger ses enfants plutôt que de voir son règne supplanté par sa lignée. De plus, à la lecture des pages d'Isayama, comment ne pas penser au fameux tableau de l'artiste Francisco de Goya, "Saturne dévorant un de ses fils" ?
L'histoire d'Ymir et du pacte faustien qu'elle aurait conclu avec le Démon de la Terre n'est de surcroît pas sans rappeler le mythe du péché originel après qu'Eve ait dérobé le fruit défendu, condamnant l'humanité à une sorte de damnation éternelle. Il n'est par conséquent guère surprenant que certains aient privilégié cet axe de lecture et vu en "L'Attaque des Titans" une réinterprétation des récits bibliques, comme l'a fait par exemple le frère Paul Adrien d'Hardemare, à ceci près qu'il n'y aurait nulle rédemption possible pour le peuple Eldien, ni même pour l'ensemble des civilisations de ce monde. Je me permets d'ailleurs de reprendre l'une de ses expressions, que je trouve ici tout à fait à propos. "SNK" relate l'histoire d'une « humanité en banqueroute ».
À la question de l'héritage maudit s'ajoute celle du déterminisme, ce qui n'est pas sans rappeler la notion de causalité dans "Berserk", faisant de la Main de Dieu et de son Pandémonium une sorte de prolongement des Moires grecques en ce qu'ils incarneraient le destin et la fatalité. Dans l'œuvre de Miura, il est fortement sous-entendu que l'Idée du Mal, soit l'équivalent dans cet univers d'un Dieu chrétien perverti, serait l'émanation de l'inconscient collectif, comme si les croyances des individus les conduisaient à instituer leurs propres chaînes.
Dans "L'Attaque des Titans", la destinée ne se drape point dans les oripeaux de la métaphysique, quoique ce point puisse être discuté compte tenu de la prévalence de l'Axe en tant que liant du peuple Eldien et prison psychique pour Ymir, mais la notion de libre-arbitre reste toute relative. L'approche spinozienne prime largement sur une vision libérale qui voudrait que les individus soient maîtres de leurs décisions et de leurs choix. C'est pourquoi le motif de la chaîne, que ce soit lors de l'emprisonnement d'Eren sous la Chapelle Reiss ou au sein du tout premier générique de l'adaptation animée, revient de façon récurrente.
Ce constat s'applique notamment au personnage de Reiner, ce que ne manque pas de rappeler Eren lors de retrouvailles riches en tension comme en émotion : « On vous enseigne depuis toujours que nous autres, retranchés sur notre île, derrière nos remparts, sommes différents. Que nous sommes des démons malveillants, d'impitoyables monstres vous menaçant tous, y compris les Eldiens du continent, et ne rêvant que de conquérir le monde. Des adultes eux-mêmes ignorants vous conditionnent dès le plus jeune âge tant et si bien que vous croyez mordicus à cette version déformée de la réalité. Toi qui n'étais qu'un gamin à l'époque, tu ne pouvais tout bonnement rien faire. Tu étais sous l'emprise de cette propagande. Tu n'es pas à blâmer, Reiner. ». Le jeune garçon a en effet été toute sa vie durant biberonné à une propagande raciste avant d'être affecté à une mission impliquant d'infiltrer un peuple qu'il méprisait.
Mais plus encore que l'éducation qui lui a été inculquée au sein de la nation Mahr, l'individu qu'il était destiné à devenir a largement été façonné par son environnement familial et la pression psychologique infligée par une mère qui voyait à travers sa progéniture un moyen d'accomplir ses rêves chimériques et s'arracher à la violence symbolique endurée par les Eldiens continentaux : « Je voulais devenir un héros ! C'est aussi pour ça que je vous prenais tous de haut ! J'avais besoin de me sentir respecté ! ».
Eren a quant à lui connu une trajectoire inverse, sur le plan de la relation maternelle si on compare sa vie à celle de Reiner comme sur celui du rapport au père au vu du traitement très différent que Grisha Yeager a réservé à chacun de ses fils. Contrairement à Karina Braun, Carla n'a jamais cherché à imposer à son enfant des rêves de grandeur, ce dont atteste un échange pour le moins significatif avec Keith Shadis : « Est-ce si primordial d'être différent ? Faut-il absolument bénéficier de la reconnaissance des autres pour exister ? Personnellement, je ne le pense pas. En tout cas, ce n'est pas ce que je souhaite pour mon fils. Je ne tiens pas à ce qu'il devienne un illustre personnage. À mes yeux, il n'a pas besoin de surpasser les autres. Regarde-le. N'est-il pas adorable ? Il a déjà tellement accompli en nous faisant le bonheur de venir au monde. » (dixit celle qui a épousé un médecin renommé, certes). Nul doute que ce message ne peut être que salutaire pour des personnes sommées par leurs parents de réaliser ce qu'eux-mêmes regrettent de ne pas avoir accompli, que ce soit pour faire de soi-disant brillantes études ou bien mener une carrière respectable. Combien de frustrations et d'amers regrets auraient pu être évités si certains avaient suivi le modèle de Carla Yeager. La philosophie de "Shingeki no Kyojin" prend encore une fois le total contrepied des shonens nekketsus qui inondent le marché des productions japonaises, où prime généralement la volonté de surpasser les autres pour se sentir exister, et ce n'est assurément pas pour nous déplaire. Sur ce point, on peut être tenté de rapprocher cette œuvre d’ "Hunter X Hunter".
De même, l'erreur commise par Grisha avec Sieg, reproduisant sans s'en rendre compte l'attitude de son propre père, avec pour seule conséquence des résultats contre productifs découlant de la réactance, lui a servi de leçon, de sorte qu'il n'a jamais cherché à dicter à Eren ce qu'il devait faire de sa vie. Bien qu'il ait été mû par un besoin de liberté comparable à celui de son père quand il voulait voir le dirigeable avec sa sœur, la décision d'intégrer le Bataillon d'Exploration relevait de sa propre initiative.
Toutefois, même en ce qui concerne le protagoniste, celui qui continuera d'avancer, guidé par une soif insatiable d'émancipation, la question du libre-arbitre se pose. Les spécificités du Titan Assaillant en font un être unique en comparaison des autres Primordiaux prisonniers du passé. À contrario, les détenteurs du "Shingeki no Kyojin" sont capables de se projeter dans l'avenir grâce aux souvenirs de leurs futurs successeurs, outrepassant les limites de la condition humaine et de son rapport au temps. Ils sont ainsi sommés d'avancer et poursuivre leur combat par celui qui est situé en bout de chaîne. Il n'est pas pour autant certain qu'ils aient été moins victimes d'aliénation que la famille Fritz / Reiss. L'ultime altercation entre les frères Yeager, l'un disposant du sang royal capable d'activer les capacités de l'Originel et remonter indéfiniment dans les souvenirs, tandis que l'autre possède l'Assaillant et ce faisant l'aptitude à se projeter dans le futur, conduit à l'un des plus impressionnants retournements de cerveau de toute la série. On réalise alors que tout était écrit depuis le début par Eren lui-même, nous amenant à ce moment fatidique.
Cependant, le fait qu'il soit devenu en quelque sorte un « méta-personnage », capable d'influer le cours de l'histoire, comme s'il guidait lui-même la main du mangaka, signifie-t-il pour autant qu'il a pu enfin accéder à cette liberté tant convoitée ? Rien n'est moins sûr. Sachant déjà ce qui allait se passer et incapable d'y changer quoique ce soit, il s'est retrouvé pris dans un engrenage infernal, en quelque sorte prisonnier de sa propre volonté. Compte tenu du premier chapitre du manga, avec son cauchemar, il y a fort à parier qu'il soit enfermé dans une boucle sans fin. Ajoutons à cela sa « régression mentale » et la nécessité pour lui de se réfugier dans ses rêves d'enfant pour ne pas avoir à assumer la responsabilité de l'extermination de grande ampleur qu'il finira par commettre et l'ignominie de son crime. Les agissements d'Eren l'ont clairement mené vers une impasse, bien qu'il soit difficile de déterminer s'il aurait été encore possible de procéder autrement et de chercher une troisième voie entre l'éradication d'Eldia d’une part et d’autre part l'anéantissement du reste du monde (ou tout du moins d'une très grande partie).
Le sujet du déterminisme est poussé plus loin encore puisqu'il découle non seulement de l'environnement culturel, de l'éducation lors de ce qu'on nomme la sociabilité syncrétique et des répercussions imprévues de nos choix, mais aussi de la génétique. À l'instar des Rougon-Macquart dans le cycle d'Émile Zola, les Eldiens sont affectés par une fêlure originelle qui les affecte pour le restant de leur vie car susceptibles d'êtres changés en Titans.
La malédiction des 13 ans concerne chaque détenteur d'un Primordial et entraîne une vieillesse accélérée, réduisant ainsi drastiquement sa longévité. Pourtant, de nombreux enfants sont prêts à un tel sacrifice afin d'assurer un avenir viable à leur famille. Cette pathologie nommée aussi « malédiction d'Ymir » peut être mise en parallèle avec les maladies génétiques impliquant de vivre sans espérance d'avenir, à l'instar de la mucoviscidose ou de la myopathie de Duchenne, ou tout du moins d'être progressivement privé de certaines facultés essentielles, comme c'est par exemple le cas pour le syndrome d'Usher ou la rétinite pigmentaire.
Dans ce contexte, il n'est absolument pas certain que donner la vie relève de l'altruisme, ce dont atteste la trajectoire de bien des personnages dans le manga, à commencer par celle de Christa Lenz / Historia Reiss. Sa mère aurait préféré ne jamais l'avoir mise au monde et on n'a cessé de lui faire comprendre que sa présence était de trop, raison pour laquelle il fallait que la jeune fille fasse profil bas, jusqu'à totalement invisibiliser son existence. Sa décision d'intégrer le Bataillon d'Exploration relevait d'une mystique suicidaire et sa collègue Ymir ne s'y est pas trompée.
Il n'est donc pas surprenant que certains soient conduits à penser qu'on peut faire davantage preuve de compassion en ôtant la vie qu'en la donnant. C'est tout l'enjeu des arguments soutenus par Sieg Yeager pour défendre son plan d'euthanasie d'Eldia. La procréation relève la plupart du temps de l'instinct de survie ou d'un désir égoïste, à l'instar de celui qui guidait Grisha et Dina Fritz lorsqu'ils ont cherché à faire de leur enfant le principal instrument de leur vengeance. Le parcours de Sieg se rapproche à certains égards de celui de Reiner, parmi ces gens qui n'ont pas eu voix au chapitre et auraient préféré n'être jamais venus au monde. C'est pourquoi il a embrassé l'idéologie de Tom Xaver, son père adoptif, quitte à se retourner contre ses géniteurs. On comprend mieux son absence d'état d'âme au fait de massacrer ses semblables Eldiens à la bataille de Shiganshina. À ses yeux, c'était une manière de les délier du triste sort qui les attendait de toute façon.
Nul doute qu'un individu comme Reiner a profondément aspiré à cette délivrance : « Je n'en peux plus, Eren... Tue moi, je t'en supplie ! Je veux en finir ! ». Il n'est guère étonnant qu'à force d'avoir côtoyé des gens qu'il était destiné à trahir, d'avoir sympathisé avec l'ennemi, à mille lieux des monstres qu'on lui a décrits pendant son enfance, sachant que les rares moments de bonheur d'un parcours jalonné d'échecs et de désillusions ont été vécus sur l'île du Paradis, il ait cherché à mettre fin à ses jours, rongé par le remord et la culpabilité.
Le désir de n'être jamais venu au monde plane tel un spectre sur toute la trame du manga. Willy Tybur était un individu profondément accablé par le poids du passé et l'héritage d'une famille dont l'aura et la légende furent bâties sur un mensonge. Une bonne partie de ce qu'il a affirmé lors de son spectacle était sincère, notamment quand il dit avoir détesté son sang plus que quiconque et souhaité ne jamais avoir été là : « Moi-même, j'aurais préféré ne jamais naître. J'ai longtemps maudit mes origines et plus que quiconque, j'ai souhaité l'extinction de mon propre peuple. ». Il ne pouvait pour autant se résoudre à mourir (ce qui est d'autant plus ironique quand on connaît le sort qui l'attendait juste après), puisque né lui aussi en ce monde. Ses larmes sont parvenues à atteindre ma corde sensible comme elles ont touché l'auditoire. Sur certains points, sa philosophie peut être rapprochée de celle de Sieg. On y retrouve les mêmes obsessions, le même désir d'auto-annihilation dans le cadre d'une quête désespérée pour mettre fin à un cycle infernal. L'œuvre d’Isayama est ainsi constamment traversée par cette dynamique entre la pulsion de mort et l'instinct de vie incarné par un personnage tel qu'Eren Yeager : « C'est ainsi que je suis né. ».
Le spectacle offert par ce manga finit par prendre des allures de tragédie et les héros d'antan deviennent précisément ce contre quoi ils s'étaient juré de combattre. Au début de l'intrigue, tout nous pousse à adopter le point de vue des protagonistes et souhaiter les voir réussir. Néanmoins, lors du basculement qu'est la fin de la bataille de Shiganshina et le début de l'Arc Mahr, on est amené à embrasser le regard des individus jusqu'alors désignés alors comme les « méchants », au point qu'on en vient à se demander qui est véritablement l'ennemi, ce qui nous renvoie encore une fois aux phrases à première vue sibyllines qu'Erwin adressait à Eren.
Il n'est pas question de relativiser les crimes d'une personne parce qu'elle aurait eu une enfance difficile (ce que je serais tenté de qualifier de « syndrome "Naruto" »), mais bien de montrer à quel point les mécanismes de décision sont viciés. Les rapports de force et la situation sont configurés de telle sorte qu'il s'agit moins de faire le bien que de commettre le moindre mal. Les décisions seront dans tous les cas lourdes de conséquence.
Initialement, on est tenté d'haïr Annie, Reiner et Berthold. Leurs agissements ont mené à la mort de centaines de milliers de gens. Mais leur situation est en vérité assimilable à celle des pilotes qui ont lâché la bombe atomique sur les villes d'Hiroshima et Nagasaki. Dans le cas présent, une mission d'une ampleur comparable a été confiée à des enfants soldats malléables et facilement influençables. Ils étaient sincèrement convaincus de faire cela pour le plus grand bien.
La désillusion n'en sera que plus cruelle, d'autant que c'est justement à cause du fait qu'ils aient persévéré dans l'accomplissement de leur devoir, à l'initiative d'un camarade avant tout travaillé par des motifs égoïstes, qu'ils ont fini par précipiter le cours des évènements et amener le monde vers une nouvelle hécatombe. Dans une optique comparable, la démonstration de force des États-Unis après la conquête de la Mandchourie par l'URSS n'a fait qu'accélérer la course aux armements et aurait pu entrainer un holocauste nucléaire. Son évitement fut un miracle. "SNK" dépeint à nouveau un monde semblable au nôtre, à ceci près qu'il n'y a jamais eu de Stanislav Petrov pour empêcher l'escalade. Dans le cas présent, en cherchant à s'emparer de l'Originel et « sauver le monde » (ce qui aurait en vérité condamné une fois pour toute le peuple Eldien), les jeunes guerriers Mahr ont poussé Grisha Yeager à s'en prendre à la famille royale et le pouvoir de l'Axe s'est retrouvé entre les mains de la pire personne possible, celle qui était la plus susceptible de nourrir de la rancoeur à leurs égards.
Il convient à présent de revenir plus en détails sur les traits de caractère du personnage qui a déclenché tout cela. Reiner Braun, le fameux « Plot Armored Titan », est à mes yeux l'autre grand protagoniste de "Shingeki no Kyojin". Sa trahison le rend de prime abord détestable, mais les flashbacks qui lui sont consacrés et son retour à Mahr confèrent une toute autre dimension à cette figure tragique que même la mort ne saurait délivrer, ce qui est tout à fait cohérent avec son développement et le dévoilement de sa personnalité torturée.
Il passe initialement pour un obstacle infranchissable et un Titan indestructible, doté d'une armure scénaristique, comme si l'auteur faisait exprès de jouer avec nos attentes et frustrations vis-à-vis de sa fin éventuelle. Mais une fois passé le cap de l'arc Mahr, on réalise à quel point Reiner est à tous les niveaux un personnage pathétique. En comparaison de ses camarades, il fait pitié et peut même se montrer odieux, mais son cruel destin nous inspire aussi de la compassion.
S'ajoute à cela la relation toxique tissée avec sa mère, qui l'a bercé dans l'illusion d'un père qui aurait été fier d'eux une fois qu'il aurait accédé au statut de guerrier. Tout comme Eren, il était persuadé d'être spécial. En réalité, le Cuirassé lui a été échu uniquement en raison des manœuvres de Marcel Galliard afin de mettre à l'abri son frère Porco. Il était plus faible que les autres et n'aurait jamais dû être choisi. Toute sa vie n'a été qu'un mensonge. Enfin, le double jeu qu'il a mené sur l'île du Paradis a achevé sa dislocation mentale. Le Titan Cuirassé est ainsi le plus fragile de tous sur le plan psychique. Sous sa carapace et derrière sa prétendue invulnérabilité, se dissimule un esprit brisé.
De plus, avec le développement des nouvelles armes anti-Titans, tant du côté des Eldiens de Paradis (lances foudroyantes) que de l'Alliance du Moyen-Orient (artillerie lourde), cette armure lui permet désormais tout juste d'encaisser les coups à la place des autres sans mourir, à l'instar du punching ball qu'il a toujours été. On réalise alors que l'auteur a jusqu'ici épargné le « Plot Armored Titan » non par bonté, mais au contraire par sadisme, au point que même la mort ne puisse le délivrer alors qu'il l'appelle de ses vœux, miné par les regrets. Sa vie aura été un échec et même sa propre tentative d'y mettre un terme s'est soldée par un ratage.
Au bout du compte, Reiner est le « vrai » héros de "L'Attaque des Titans", ou tout du moins un anti-héros qui aspirait à en devenir un. Les retrouvailles entre Eren et ce dernier dans le sous-sol du bâtiment devant lequel se tient la pièce de Willy Tybur sont particulièrement émouvantes. Ce qui se déroule en coulisse est tout aussi important que ce qui est déclamé sous le feu des projecteurs. Eren semble avoir gagné en maturité et en sagesse, n'étant plus motivé par la vengeance comme à ses débuts. Il a pardonné à Reiner car il sait à quel point ce dernier a été façonné par son éducation et l'idéologie de Mahr.
Mais le jeune garçon d'antan se voit conforté dans son choix mortifère par le discours de Willy. Son implacable résolution le conduit à continuer jusqu'à l'anéantissement de l'humanité résidant au-delà des murs : « Je ne cesserai d'avancer, jusqu'à avoir totalement exterminé mes ennemis. ». Eren et Reiner sont les deux faces d'une même pièce. L'un est devenu « l'assaillant » et l'autre doit à présent brandir le bouclier pour défendre l'humanité. L'affiche de la saison 4 n'a pas manqué de souligner ce renversement de perspectives.
En ce qui me concerne, je n'approuve absolument pas le plan d'Eren Yeager, mais force est de constater que son développement en tant que personnage dans le manga est tout bonnement incroyable. Un tour de force de la part d'Hajime Isayama. Je reste encore frappé par la vision de cet enfant résolu à tout détruire pour préserver son rêve d'antan sur ce qu'il y avait en dehors des murs. Généralement, dans les mangas, en particulier les nekketsus adressés à un jeune public, la motivation du héros, sa propension à persévérer dans son ethos en vue d'atteindre ses objectifs, est présentée sous un jour favorable. Dans "Hunter X Hunter" ou "L'Attaque des Titans", il en va tout autrement. La volonté d'avancer du Titan Assaillant, le « Shingeki no Kyojin », fait froid dans le dos compte tenu de ce qu'elle implique, même si elle n'égale pas la propension d' « En Marche » à détruire ce qu'il reste du système social et de l'État de droit français.
À l'instar du protagoniste de "Code Geass", Eren devient l'ennemi à abattre, à ceci près qu'il ne fait pas semblant. Son objectif est bel et bien l'extermination de l'humanité au-delà des murs. Ce personnage initialement plutôt insignifiant prend une autre envergure après s'être « transcendé » pour atteindre un statut comparable à celui d'un dieu et avoir atteint le point de non retour, à l'instar de Griffith dans le manga "Berserk". Son évolution peut également être rapprochée de celle de Walter White dans "Breaking Bad". Après s'être fait martyrisé et avoir connu maintes défaites, il a cessé de fuir le danger, parce qu'il est lui-même devenu le danger.
Son parcours et ses désillusions reflètent à merveille le désenchantement du monde tel que conceptualisé par Marcel Gauchet, soit le processus par lequel, dans l'histoire humaine, les croyances religieuses et magiques se sont effacées au profit des explications scientifiques. La métaphysique s'est évanouie sous les auspices du progrès technique et d'une amélioration du confort de vie, avec pour face sombre un accroissement du sentiment de perte de sens.
Dans le cas présent, les mystères des Titans, dont l'existence suscitait par le passé autant d'angoisse que de fascination, ont fini par être percés et l'humanité retranchée derrière les murs a pu reconquérir son territoire. Elle a même vu son niveau de vie s'améliorer grâce à la technologie jusqu'à présent jalousement conservée par le gouvernement central et l'ouverture facilitée par les Azumabito de la nation Heazul. Mais la mise en lumière de la réalité de ce monde s'est faite au prix d'une cruelle vérité et les contrées extérieures ont définitivement perdu leur attrait d'autrefois. Comme l'a dit Eren, il n'y a nulle liberté possible tant que l'ennemi continuera de se tenir debout de l’autre côté de la mer.
C'est bien pourquoi il confie, en pleurs face à un garçon qu'il sera amené à tuer, avoir été extrêmement déçu quand il a appris que l'humanité n'avait pas disparu, au point de vouloir tout effacer. Plus encore que le sauvetage d'Eldia et des siens face à des peuples hostiles, ce qui a motivé la décision d’Eren était le désir égoïste et puéril de préserver sa vision d’antan et faire du mensonge initial quant à l'extinction de l'humanité d'en dehors des murs une réalité, de sorte que le monde extérieur reste ce territoire vierge et inexploré, avec sa part de merveilleux, même si cela implique au passage de détruire également l'écosystème de la planète et balayer le rêve d'Armin.
L'antagoniste final du manga se caractérise ainsi par un violent déni face au désenchantement du monde, à l'instar d'un fondamentaliste voyant ses croyances et convictions ébranlées par le rationalisme. Il n'est donc guère étonnant qu'il ait régressé dans ses derniers instants au stade d'un bambin, achevant par la même occasion la fable de Nietzsche sur le chameau, le lion et l'enfant dans "Ainsi parlait Zarathoustra". L' « innocence » d'un jeune garçon épris de liberté alors qu'il déclenche le Grand Terrassement, ce qui revient plus ou moins à actionner la bombe nucléaire, achève d'en faire une figure terrifiante. Dans "La Part de l'autre", l'écrivain Eric-Emmanuel Schmitt faisait déjà d'un enfant égoïste tiré d’un tableau surréaliste peint de la main d'un Hitler devenu artiste dans une réalité alternative le symbole du mal, telle la suprême absence d'état d'âme.
Avec Erwin déjà, la volonté de liberté quoiqu'il en coûte revêtait une face sombre. Dans son insatiable désir de satisfaire sa curiosité et percer les mystères du monde, ce dernier a mené d'innombrables soldats à une mort certaine, comme l'illustre le monticule de cadavres qui s'est formé dans ses pensées intérieures. Cette planche nous renvoie à nouveau à l'image d'un Griffith déterminé à empiler les corps encore chauds de ses compagnons d'arme pour atteindre son rêve, château sorti tout droit d'un conte de fée.
Son charisme se voyait de plus couplé à un utilitarisme inhumain une fois poussé dans ses retranchements. Mais dans un dernier sursaut, Erwin a consenti à l'ultime sacrifice, via une charge héroïque qui n'aurait absolument rien à envier à celle de Théoden dans "Le Seigneur des Anneaux".
Les autres personnages du manga, même ceux qui semblent être des plus secondaires, ne sont pas en reste, illustrant au mieux son ambivalence morale et les aléas de la vie humaine. On pense par exemple à Kenny Ackerman et Keith Shadis.
Bien loin d'une apologie du fascisme, l'histoire et la caractérisation des personnages font l'éloge de la complexité, à l'instar de celle qui imprègne notre monde. L'univers dépeint par Isayama agit à plusieurs égards comme un prisme déformant de notre histoire et notre géopolitique, comme le montre la carte du monde inversée et le fait que l'île du Paradis correspond pour nous à celle de Madagascar. Les nazis avaient un temps envisagé d'y déporter quatre millions de juifs d'Allemagne et des territoires conquis sous le Troisième Reich, idée qui fut finalement abandonnée, supplantée par le projet d'extermination adopté lors de la conférence de Wannsee.
Les connotations germaniques liées à l'Empire d'Eldia, entre les noms des protagonistes et les marqueurs de la culture allemande, en font assurément un mélange entre l'ancien État nazi et les juifs victimes de l'oppression antisémite du même régime hitlérien. La « solution finale » qu'est le Grand Terrassement est l'équivalent d'un holocauste, à ceci près qu'il se voit cette fois appliqué à toutes les « races » à l'exception d'une seule, soit les Eldiens de l'île du Paradis, sous la férule du kapo Floch Forster et de son régime autoritaire.
Mais les frontières sont brouillées par le fait que les sévices infligés à la minorité que sont les Eldiens continentaux, ne serait-ce qu'avec des ghettos « dignes » de celui de Varsovie et le brassard distinctif, soient la résultante non pas tant du système concentrationnaire nazi que du fascisme mussolinnien. Bien des points font de Mahr une nation proche de l'Italie des années 30, à commencer par sa culture, que ce soit via son art culinaire, ses boissons (vin, café) ou encore son héritage gréco-romain, avec la manière dont sont représentés les Primordiaux et la figure tutélaire d'Helos. Rien d'étonnant à cela dans la mesure où le régime totalitaire de Mussolini reposait en grande partie sur l'exaltation nationaliste d'une gloire passée et amenée à renaître de ses cendres via la symbolique des faisceaux et l'imagerie de l'Empire Romain.
À l'inverse, les marqueurs de l'identité d'Eldia sont le thé et la pomme de terre. L'apparence du premier roi Fritz est très proche d'un chef de guerre Franc ou Goth. Eldia s'inscrit clairement dans l'iconographie du Grand Reich germanique, jusqu'à l'effroyable incarnation qu'en a été le régime nazi.
Rien n'est ce qu'il semble être de prime abord et l'artiste Hajime Isayama prend un malin plaisir à utiliser ces références historiques pour mieux nous induire en erreur. Le principal liant n'en demeure pas moins le cycle de la haine, à l'instar du jeu "The Last of Us II", qui eut droit lui aussi à son lot de polémiques. L'incommunicabilité des êtres et l'impossibilité de nourrir le dialogue dans un contexte géopolitique alimenté par la xénophobie et la peur de mourir accentuent plus encore l'ampleur de ce cycle.
Comme si ce seul problème ne suffisait pas, la situation générale est rendue d'autant plus difficile par les décisions égoïstes des décisionnaires des époques antérieures. Ces derniers font peser sur les générations futures une charge insoutenable, à l'instar du réchauffement climatique que nous connaissons aujourd’hui et d'un modèle consumériste qui mène à la raréfaction des ressources, jusqu'à l'avènement d'un effondrement globalisé.
Le manga "Shingeki no Kyojin" agit de ce fait comme un miroir particulièrement éclairant des vicissitudes de notre histoire et de l'inconvénient d'être né dans un monde cruel.
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleures mangas Shōnen, Les pérégrinations d'un otaku errant et Ces séquences traumatisantes dans les mangas
Créée
le 16 mars 2021
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