Âme en peine
Là où certains récits, volontairement nébuleux, travaillent méthodiquement le fait de ne pas présenter le contexte afin qu’il soit découvert au gré des chapitres, une partie d’entre eux, s’inscrivant...
le 26 sept. 2024
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Là où certains récits, volontairement nébuleux, travaillent méthodiquement le fait de ne pas présenter le contexte afin qu’il soit découvert au gré des chapitres, une partie d’entre eux, s’inscrivant dans ce registre souvent prétentieux et vide de tout contenu effectif, parviennent cependant à élaborer un cadre narratif valable. Je pense notamment à Escale à Yokohama – car on repense toujours à Escale à Yokohama – qui, avec un propos tout juste susurré sous la plume, parvient, à terme, à se faire entendre. Tant d’auteurs, claudiquant dans les traces d’une telle œuvre, ont ensuite confondu « subtilité dans le processus narratif » et « mystification de couillons de lecteurs ». Là encore, j’ai des noms, et des vulgaires. Je propose de baptiser le genre « seuls au monde ».
L’Enfant et le maudit, avec un dessin tombé à propos pour y mêler la candeur et les ténèbres, avec des traits volontairement brouillons pour un rendu en réalité délicieusement abouti, trouve quant à lui le moyen de se présenter comme à la fois onirique et langoureusement perturbant. On ne sait trop ce qu’on voit ou même exactement ce que l’on a vu… mais on souhaite, d’instinct, en découvrir davantage à son propos.
Finalement, la première impression laissée par l’entame s’estompe par la suite. Il ne s’agit plus d’une histoire diffuse et difficile à appréhender du fait que la narration soit allusive, mais d’un récit finalement énoncé plus classiquement ; là où les éléments nous sont rapportés ostensiblement et non plus évoqués comme autant de sous-entendus allusifs qu’il nous faut interpréter ou parfois deviner.
L’horreur planante de la malédiction s’entremêle judicieusement avec les manifestations doucereuses – mais jamais excessivement – d’une petite fille abandonnée dans le royaume des maudits. On ne retrouve pas de pathos exagéré ou de la mignardise enrobée dans des fausses pudeurs, l’exhibition des instants de tendresse sont mieux maîtrisés et rapportés par la scénographie sur pages.
Le design des maudits et des Étrangers est en tout cas confondants ; terrifiant sans chercher toutefois à forcer la terreur, leur seule apparence constitue en soi une force de l’œuvre. Rien que les formes qui se meuvent sur les planches, le visage drapé dans l’ombre qui les constitue, sont des délicatesses de gourmet. Si bien qu’avec un regard rétrospectif, on en vient à se demander ce qu’aurait été l’Enfant et le Maudit sans un dessin aussi approprié que fut celui-ci. Sa sublime apparence, ses louvoiements narratifs et autres artifices de forme, très largement, supplantent le fond d’un récit dont l’élaboration est d’abord savoureuse pour progressivement s’avérer anecdotique. La force, toutefois, comble divinement les creux laissés par le fond pour établir une œuvre à part entière. L’aspect irréel, à la fois démoniaque mais léger, rappellera quelques doux relents d’ambiance que l’on fut susceptible de renifler du côté de chez Dorohedoro.
Au retour de la grand-mère, alors qu’on pensait que l’histoire trépignerait encore des siècles à rester indécise, à s’appesantir sur des dilemmes en série, la trame bifurque soudain vers un nouveau tournant. De là, le récit, s’il intriguait autant qu’il indisposait parfois, s’évertuait à nous absorber sans qu’on ne rechigne plus à lire certaines pages aux contenus trop vaporeux pour en faire un repas consistant.
Le déroulé de cette histoire s’accepte comme un concentré de noirceur enveloppé dans la lumière, à moins qu’il ne s’agisse du contraire. Sans excès de mièvrerie ou de drame, le lecteur fraye avec un juste mélange de clair-obscur aussi bien dans le dessin que ce que celui-ci est venu recouvrer. Ça prend le temps, mais la lecture, d’abord laborieuse, s’apprécie sans plus qu’il ne soit besoin de forcer. La mise en scène accompagne merveilleusement le déroulé de la trame, nous offrant de quoi frémir chaque fois qu’une paume effleure Shiva à son retour de l’Extérieur.
Les drames sont annoncés sans éclat et sans trompette, comme une lente et inexorable fatalité qu’aucune mise en scène m’as-tu-vu ne se sent de mettre inutilement plus en valeur. Si le drame en est un, il se suffit à lui-même. Qu’un artiste se résolve à l’aggraver par l’intonation de l’œuvre indique qu’il cherche à compenser une carence. Carence dont est dépourvu L’Enfant et le Maudit, où le malheur y est audible sans avoir à s’annoncer dans un cri de lamentation stérile.
La perte de mémoire de la grand-mère de Shiva du fait de la malédiction et ce qui s’ensuit est un cas d’école en matière de drame convenablement narré sans effet de manga ou artifice d’aucune sorte.
Les rares phases d’action, dans un manga où tout y est souvent statique comme une mort latente, sont superbement brossées. Ingénieuses de surcroît en usant des attributs de la malédiction pour leur donner une toute autre portée. La mise en scène, originale en diable, innovante et même superbement stylisée se trouve à mille lieues des combats formatés au mouvement près que l’on retrouve dans les Shônens qui se font depuis trop longtemps déjà. Car qu’on ne s’y trompe pas, c’est bel et bien un Shônen que nous lisons présentement. Un qui mérite d’être lu afin d’offrir de nouvelles perspectives créatives à une jeunesse qui a probablement oublié jusqu’au goût du sucre pour se complaire depuis si longtemps à se bâfrer de merde. Des auteurs consciencieux, ces empêcheurs de tourner en rond, malgré tout, s’obstinent à le relever le niveau. Lourde tâche que la leur. Nous serions alors bien ingrats de ne pas les encourager dans leur mission.
L’univers dépeint, que je pensais initialement superficiel, séduit mieux à mesure qu’il se dévoile à nous. Ce n’est pas une de ces œuvres où la surnaturel y a la part belle, mais où tout vous est déballé en un tome de temps pour finalement vous barber alors qu’on vous abandonne dans un cadre trop routinier pour qu’il exerce sur vous le moindre attrait. C’est un monde savamment construit que celui de l’Enfant et le Maudit, qui sait nous faire paraître ses attraits avec parcimonie, en laissant le temps aux choses de se faire.
Les Omakes en fin de tome sont toujours très frais du reste. De quoi vous arracher un sourire attendri après vous avoir percé le cœur.
Ce que je n’ai cependant pas apprécié est la révélation finale advenue dix chapitres avant la fin. C’est un écueil dans lequel trop de mangakas se prennent encore les pieds. Combien d’Attaques des Titans faudra-t-il avant qu’ils comprennent que le procédé narratif relève de la plus intégrale fainéantise qui soit ? Le dernier cinquième du manga se sera relâché. Des protagonistes qui, de part et d’autres de la frontières, étaient mesurés sans trop de manichéisme, laissent place à un antagoniste principal clairement malveillant au jugement lamentablement obscurci par un fanatisme béat et abscons.
La conclusion est inutilement verbeuse et controuvée à la seule fin de compléter un tome avec de l’itération. Le dénouement n’est pas convenu, il a ce mérite, mais c’est bien le seul.
Nonobstant les quelques réserves que l’on peut avoir sur l’Enfant et le Maudit, sachons louer les auteurs de Shônens qui s’investissent dans leurs œuvres afin d’offrir un contenu véritablement consistant à leurs lecteurs. La période étant ce qu’elle est et, les qualités de l’ouvrage étant incontestables, il est de bon ton, je crois, d’encenser quelque chose de nouveau dans le paysage Shônen afin qu’il fasse des émules et, possiblement, suscite des vocations de mangakas plus appliqués dans leurs compositions.
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le 26 sept. 2024
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