Bâclé ?
Déception. Ça commence pas mal et on trouve tout au long de la BD de bonnes idées de mise en forme. Cependant c'est rapidement désagréable à lire : un seul personnage parle dans une interminable...
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le 26 nov. 2021
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Il y a deux façons d’appréhender L’Esprit critique. Considérée comme une bande dessinée classique, elle apparaît soustractive, mono-causale, chiche en personnages comme en enjeux. Mais une fois érigée en outil pédagogique, elle dévoile tout son intérêt. Son pitch est pourtant simplissime. Paul s’imagine en cartésien imperméable au complotisme et aux schèmes simplificateurs. Il ressort toutefois troublé, et passablement courroucé, d’une rencontre avec une druide croyant à l’existence des fées. C’est à ce moment-là qu’apparaît l’esprit critique, réincarné en une ancienne camarade de classe de CM2. Elle va alors lui expliquer à quel point son cerveau peut lui jouer des tours et lui apprendre à se méfier des dizaines de biais cognitifs qui influent depuis toujours le raisonnement humain.
Des sciences en évolution constante
La couverture de l’album, très réussie, est un premier indice sur son contenu. Elle présente ce qui ressemble à une session de spiritisme censée invoquer le cerveau humain. Les participants sont réunis autour d’une table elle-même disposée à l’intérieur d’une boîte crânienne. L’activité cérébrale est précisément ce qui intéresse Isabelle Bauthian et Gally. Et à cet égard, l’album fait preuve d’un grand didactisme et d’une relative exhaustivité. Sa première partie fait état des avancées dans le savoir et la méthode scientifiques, tandis que la seconde s’appuie sur les biais qui entravent le cheminement objectif et éclairé de la pensée.
On passe ainsi par la dialectique platonicienne, la déduction aristotélicienne, le modèle de Ptolémée (et ceux qui l’ont précédé), Anaximandre, son naturalisme et sa remise en question des croyances et des divinités, Nicolas Copernic et l’héliocentrisme, la naissance de la méthodologie scientifique, Galilée et ses démonstration par l’expérience ou encore Johannes Kepler et les mathématiques. Isabelle Bauthian rappelle par ailleurs que dans le monde grec, « le savoir de l’époque était descriptif et subjectif », que l’obscurantisme du Moyen-Âge fut relatif (ingénierie et imprimerie ont fait avancer les connaissances), qu’Anaximandre demeure le père de l’esprit critique et, enfin, que la science moderne se veut objective, expérimentale et autocorrective et qu’elle suppose la reproductibilité tout en invitant à la réfutation – Karl Popper aurait à cet égard peut-être mérité une place centrale dans le récit.
Les leurres du cerveau
À la fin de L’Esprit critique, plusieurs échanges lus en début d’album sont détricotés et analysés phrase par phrase. Ce petit exercice a pour objectif d’identifier tous les biais qui ont présidé à l’énonciation d’assertions fallacieuses. Bien entendu, c’est un peu scolaire, mais ça n’en reste pas moins très intéressant. Sont ainsi passés en revue la mémoire sélective, la différence entre corrélation et causalité, les paréidolies (par exemple, voir Jésus sur une tartine de pain grillée), les biais de confirmation (ne retenir que les informations allant dans notre sens), l’effet de halo (accorder plus de crédit aux personnes charismatiques, belles, etc.), le biais de la tache aveugle (on ne voit que les biais des autres, pas les siens), le biais de projection (attribuer aux autres son propre ressenti) ou la fermeture doxastique du sociologue Bill Bishop (par homophilie, on est entouré de personnes nous ressemblant et partageant nos opinions, et cela aboutit à croire que le reste du monde pense comme nous).
Les biais cognitifs décrits dans l’album sont tellement nombreux qu’il nous est impossible de les lister tous ici. Retenons-en cependant quatre particulièrement visibles dans la crise sanitaire actuelle. Le premier est l’effet Dunning-Kruger, qui pousse les ignorants à exagérer leurs compétences et les spécialistes à douter. En gros, les individus ont tendance à énoncer des faits avec une certitude inversement proportionnelle à leurs qualifications. Le second est le biais d’omission, postulant qu’un malheur dû à une décision active est perçu comme étant pire qu’un autre imputable à une décision passive. C’est notamment ce qui nourrit le mouvement anti-vaccins, en dépit de données scientifiques attestant d’une balance bénéfices/risques favorable à la vaccination. Le troisième est l’argument d’autorité, qui vient notamment appuyer les thèses de l’épidémiologiste Didier Raoult. Ceux qui l’emploient ont tendance à oublier que la méthodologie scientifique a précisément été mise en place pour éviter que des chercheurs renommés ne se dévoient et n’entraînent subséquemment la communauté scientifique et humaine dans l’erreur. Le biais de l’autruche consiste quant à lui à faire comme si les faits entrant en inadéquation avec notre opinion n’existaient pas.
Les médias sont également passés au crible par Isabelle Bauthian. Elle explique par exemple en quoi les moyennes sont trompeuses et pourquoi il serait préférable d’user de médianes. La scénariste et docteure en biologie énonce aussi la manière dont le débat scientifique peut apparaître spécieux à la télévision. Il n’est en effet pas rare d’y voir s’affronter deux contradicteurs, l’un représentant un consensus éclairé objectivé par des données scientifiquement établies et l’autre incarnant une opinion ultra-minoritaire, où le dogmatisme acquis a souvent pignon sur rue. Quoi qu’il en soit, la démonstration est convaincante et les dessins bon enfant de Gally rendent la lecture de cet album particulièrement agréable.
Sur Le Mag du Ciné
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le 16 mars 2021
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