Autarcisme
A l'heure où notre démocratie représentative traverse une rupture de plus en plus béante entre la classe politique et les électeurs, les idéaux anarchistes semblent retrouver un nouveau souffle...
le 7 sept. 2017
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A l'heure où notre démocratie représentative traverse une rupture de plus en plus béante entre la classe politique et les électeurs, les idéaux anarchistes semblent retrouver un nouveau souffle. Alors que l'élection présidentielle, ponctuée par une abstention supérieure au second tour (25,4%) qu'au premier (22,2%), n'a pas endigué cette crise de confiance, les initiatives d'en bas se multiplient, des ZAD à Nuit Debout jusqu'au Front Social qui promet un mois de septembre chaud comme la braise. Au milieu de la vague, certains auteurs, comme Tancrède Ramonet et son documentaire "Ni dieu ni maître, une histoire de l'anarchisme" diffusé sur Arte au mois d'avril dernier ou ceux des deux récents biopics en bande dessinée sur l'anarchiste cambrioleur Marius Jacob défrichent un passé trop peu connu d'actions politiques qui font passer les soixante-huitards pour des révolutionnaires de pacotille. Elles rappellent notamment la violence du mouvement anarchiste, qui aujourd'hui peut sembler anachronique. "L'Essai" de Nicolas Debon s'intéresse à une dimension plus pacifiste du courant : l'organisation autarcique formée par l'anarchiste Jean-Charles Fortuné Henry de 1903 à 1909 dans les Ardennes.
Scénario : Voilà un fait réel qui méritait qu'on s'y attarde ! Le récit parvient sans jamais forcer le trait à dépasser systématiquement le simple étalage anecdotique, donnant sens à chaque élément narratif, chaque étape de cette édification salvatrice. Du regard mi-effrayé mi-intrigué des paysans alentours sur les premiers sillons tracés dans une terre infertile par le premier occupant de l'endroit aux décombres enneigés après la bataille, la gloire éphémère de l'Essai n'est pas menée tambour battant, mais plutôt avec une précision documentaire salvatrice. Cela permet d'éviter de tomber dans l'éloge idyllique peu en phase avec la réalité, et de se raccrocher aux intérêts et aux limites d'une telle mise en oeuvre de l'idéologie anarchiste. Ce qui impressionne avant tout, c'est la rigueur qu'observèrent les travailleurs libertaires pour construire leur éden, la preuve que tout discours libéral sur le travail reste à côté de la plaque. Il n'est pas question ici de "liberté d'entreprendre" et de faire d'un territoire et d'une entreprise son bien, mais plutôt de circonscrire le labeur dans une totalité, dépassant à l'huile de coude l'emprise du salariat. Et force est de constater qu'avec de tels vues, ceux-ci furent bien plus efficaces que n'importe quel entrepreneur qui monte sa "start-up". Le revers de la médaille est démontré principalement par la figure du fondateur de la communauté, empathique mais bourré de contradictions. A savoir qu'il refusait naturellement de s'ériger en autorité tout en utilisant son charisme aussi bien en amour qu'en politique. C'est aussi son ardeur inconditionnelle pour les luttes sociales, l'amenant à faire de cette ferme auto-gérée une imprimerie de propagande anarchiste, qui sonna le glas de l'entreprise.
Dessin : Nicolas Debon propose un contraste saisissant entre l'épure graphique presque innocente de ses planches et la radicalité de leur propos. Au-delà de donner un aspect rétro parfaitement adapté à l'époque décrite, ses décors et personnages esquissés en quelques traits élégants et discrets, dont la cohérence et la lisibilité tiennent surtout à la somptueuse mise en couleur au crayon, donnent chair à l'idéalisme ardent de cette communauté. Si par exemple les couleurs et les éclairages très francs évoluent au fil du récit, passant du froid au chaud et de l'ombre à la lumière avec le changement des saisons, c'est pour exprimer l'état d'esprit des personnages et l'avancée de leur entreprise.
Pour : Le classicisme narratif de l'oeuvre, ponctuée par la voix-off du personnage principal, la rondeur simple et expressive des formes et par les cadrages souvent éloignés des personnages pour mieux capter les décors, a plus d'une corde à son arc. Car si l'auteur annonce clairement ses intentions de modeste narrateur, c'est pour mieux soigner sa forme : le découpage en quatre, trois, deux bandes ou bien même en pleine page évolue par exemple constamment, produisant une fluidité de lecture admirable. Ce mécanisme aussi bien huilé est justement le tremplin pour se laisser pénétrer durablement par l'imaginaire anarchiste de ce fait réel.
Contre : Fait réel, que l'auteur n'oublie pas de traiter comme tel par une documentation honorable qu'un texte de deux pages accompagné de photos de l'époque en conclusion vient parachever. Mais la profusion de détails trouble l'esprit du lecteur quand Nicolas Dubon avoue avoir fait joué son imaginaire autant que les faits. Entre fiction et essai réflexif en l'image, il ne tranche pas et peut laisser ainsi sur sa faim, qu'une bibliographie à la dernière page peut tout de même rassasier.
Pour conclure : Leçon politique autant que document d'histoire, cet "Essai" est une invitation à réfléchir sur l'anarchisme. A l'heure où la permaculture peut faire des merveilles dans chaque jardin, où l'on ne peut se permettre d'ignorer les problèmes écologiques, il faut bien dire que de tels événements datant d'il y a un siècle révèlent leur précieuse actualité. Malgré sa brièveté, l'expérience autarcique décrite ici met en valeur la plus forte des propagande : celle par le fait.
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le 7 sept. 2017
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