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Si l’histoire éditoriale du manga en France est bien connue, son influence sur le trait de nouveaux artistes semble encore mal étudié. Ce raz-de-marée japonais n’a pas progressivement étendu son influence que sur les rayonnages des librairies ou que sur les canaux des programmes télés, il a aussi proposé de nouveaux codes graphiques que certains artistes occidentaux ont rapidement incorporé.

Évoquer le sujet avec le Suisse Enrico Marini peut sembler délicat, car son trait est aujourd’hui bien connu pour celui un peu plus massif et rond, assez réaliste mais avec une légère exagération de dessin animé vu à l’oeuvre dans ses séries Le Scorpion ou Les Aigles de Rome. Son travail récent sur ses albums pour DC avec Batman : The Dark Prince Charming ou Noir burlesque démontre en fait un artiste complet et se réinventant sans cesse, nourri aussi bien d’influences européennes, américaines que japonaises.

Ces dernières ont pourtant presque disparu de son œuvre depuis vingt ans, et la bascule s’est faite au sein de sa série Gipsy, scénarisée par Thierry Smolderin et qui compte six tomes parus entre 1993 et 2002, récemment réeditée. Les trois premiers épisodes sont sous l’influence directe du maître Katsuhiro Ōtomo (Dōmu, Akira), dans les expressions du visage, des pages aérées et claires, un certain dynamisme dans la composition et la description d’un futur humain un peu miséreux, où la machine prédomine. Marini offre un trait tout de même légèrement plus effilé et gratté.

Et même si Marini a abandonné ce style un peu trop manga, pour une esthétique plus européenne, aux contours plus définis, aux compositions plus posées, difficile de ne pas voir en l’auteur l’un des premiers exemples de cette influence japonaise dans le paysage de la bande dessinée franco-belge (et suisse). Et peut-être aussi regretter que toute la série n’ait pas conservé la même esthétique, l’une et l’autre étant réussies, mais la deuxième semble alors plus commune dans le paysage éditorial de ces années. Le public n’était peut-être pas encore prêt pour incorporer ce style à une tradition alors bien établie, d’autant que ce qui venait du Japon n’avait alors pas la meilleure presse (comme le montre ces quelques exemples dans ma liste de citations et d’anecdotes autour de la BD, pub).

Dans Les Cahiers de la BD (chouette revue que je vous recommande) n°23 de juillet-septembre 2023 l'auteur raconte sa découverte du manga et de l'influence d'Otomo et de Shirow sur ses premières oeuvres, passant des heures à "décortiquer le design et la gestuelle des personnages, le découpage aussi. " Il s'en est détaché pour renouveler son dessin, vers "un style plus personnel et réaliste, dont on ne pourrait dire qu'il est à 100% franco-belge , ou bien sous une influence particulière. " Une double-cause donc (évoluer techniquement et ne pas trop s'apparenter à un style trop prédéfini) qui explique ce passage de relais au sein de ces albums.

Cette primauté dans l’hybridation entre l’esthétique franco-belge offre à la série un jalon peut-être trop important pour elle, car Gipsy se veut avant tout comme un divertissement nourri de séries B, offrant tout de même un contre-point à la légèreté de ses aventures.

Elle offre un contexte intéressant, celui d’un futur déréglé par le temps, où l’hémisphère Nord est plongé dans les neiges, où la seule possibilité de transport réside dans des camions équipés pour emprunter un réseau autoroutier développé entre des pays qui n’ont plus guère de poids politiques. Les compagnies possèdent le pouvoir, différents clans existent, avec des jeux de pouvoir où ce sont les plus faibles qui en font les frais.

Et il y a Gipsy, un gitan camionneur, une grande gueule qui ne se laisse pas marcher dessus, qui donne des coups de klaxon voire de poings quand les insultes, très imagées, ne suffisent plus. Même s’il peut foncer tête baissée dans les ennuis, et que les emmerdes ne sont jamais loin, c’est aussi parce que le grand gaillard a du coeur, dont profiteront parfois les personnages. Il est donc l’incarnation d’une certaine virilité poussée dans le volume, la plupart des belles filles des albums partageront sa couche, pas loin d’une caricature qui se révèle amusante dans ses excès, atténuée par une certaine éthique parfois branlante mais qui guidera ses actions.

La série se divise en deux parties, dont la première se passe majoritairement en Sibérie, avec sa petite sœur, Oblivia, qui retrouve son grand frère après plusieurs années, bien surprise de découvrir un homme qu’elle trouve alors rustre. Les trois derniers tomes se lisent de manière un peu plus indépendante, même si une société secrète, L’aile blanche, est en filigrane, avec le cinquième tome qui lui est principalement consacré.

C’est bien cette première partie qui se révèle la plus intéressante, d’un point de vue de la forme mais aussi du fonds. Le Gipsy est alors cette grande gueule de camionneur de l’extrême, dont le duo avec la plus discrète Oblivia commence comme piquant, avant de devenir de plus en plus attendrissant. Entre les excès de l’un et la réserve de l’autre, mais aussi les liens qu’ils vont créer au fil des épisodes entre eux et avec d’autres personnages, les albums trouvent un ton assez réussi, entre l’action et la comédie, mais aussi une certaine sensibilité, toute fragile.

Ce sont aussi ces épisodes où Thierry Smolderen et Enrico Marina tentent de consolider leur univers, de prouver de son intérêt dans un paysage éditorial où les dystopies peu amicales ne sont pas rares. Les jeux d’influence et les parties d’échecs parfois mortels entre les différentes parties offrent un certain fonds, dans lequel le Gipsy joue son jeu ou se laisse porter. Mais il permet aussi de découvrir certaines sociétés de ce futur telles qu’elles vivent, avec leurs misère mais aussi certains rituels. La série fourmille alors de quelques idées scénaristiques et visuelles qui lui offrent une évidente personnalité, à l’image de ce sarcophage mongol dans les glaces du premier tome : une impressionnante idée, intelligemment mise en scène. Les surprises de la sorte seront plus rares par la suite, plus convenues.

Les trois épisodes suivants quittent les terres glacées pour des décors plus communs, qui semblent perdre de leur étrangeté âpre. Les deux derniers se situent même au soleil, sans guère d’ajouts dystopiques, même si là encore les rivalités font toujours rage, avec le Gipsy toujours présent, au fil de ses cargaisons, des contrats acceptés ou de ses choix.

La bascule est évidente avec ce quatrième tome, Les yeux noirs, dont le contexte repose sur la folie de deux équipes de supporters pour la Coupe du monde de football. L’album, sorti en 1997, semble vouloir profiter de l’engouement pour la Coupe du monde de 1998. Il est d’ailleurs truffé de références à l’ami Frédéric Meynet qui lui aussi à la même période faisait évoluer son dessin dans la même direction. L’album est amusant, la France gagne (ce qui était alors vraiment de la science-fiction), mais, tout de même, reste anecdotique.

Ces trois épisodes marquent le passage de relais éditorial de la série des Humanoides associés à Dargaud, et il semble que la série se range à un conformisme plus commercial, à l’image de ce futur moins dystopique, de cette énième trame avec une société secrète, véritable fléau paresseux de la BD pour adultes de ces années.

D’ailleurs, si Oblivia revient pour le cinquième volume, elle est bien moins importante. Le Gipsy devient d’ailleurs plus policé, plus mesuré dans ses paroles et ses actions. Même s’il peut toujours profiter de quelques jeunes femmes à la plastique réussie, car il faut bien vendre. Cette évolution dans son comportement reste légitimé dans le scénario grâce à sa sœur Oblivia, mais elle offre un peu moins de caractère à ce grand gaillard. Lui offrait de si magnifiques répliques : « je pisse sur l’ombre de leur mère ! », «  puisses-tu crever sous la pisse et les rires de tes ennemis », « quand on me marche sur la gueule, je colle longtemps à la semelle… et pas toujours pour apporter du bonheur ! » etc. De la grande poésie, certes, mais qui appuyait le personnage encore rugueux, loin d’une certaine évolution vers un héros plus classique, plus poli.

Ces trois derniers volumes semblent donc égarés, incapables de savoir où aller ni même s’ils veulent capitaliser sur les meilleures qualités des tomes précédentes. Ils offrent tout de même des idées intéressantes (Laami dans le cinquième volume, qui voulait juste sa pension de guerre) avec le dosage attendu entre action et comédie, toujours avec le trait talentueux d’Enrico Marini (qui a à peine 30 ans quand la série s’achève) malgré une certaine évolution qui l’affranchit de cet héritage japonais Mais un camionneur sans directions, autant le faire partir à la retraite.

SimplySmackkk
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le 29 oct. 2023

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SimplySmackkk

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