Cet album marque l'entrée de Tintin dans l'ère de la couleur. En effet, en 1941, Casterman fait l'acquisition d'une machine offset permettant cette révolution technique. Le petit revers de la médaille, c'est que les albums concernés ne doivent pas faire plus de 62 pages... Hergé accepte finalement cette restriction et entreprend de constituer une équipe chargée de la refonte des anciens albums, équipe qui l'aidera également, dorénavant, à dessiner les décors de ses aventures. Parmi ses nouveaux collaborateurs, impossible de ne pas citer Edgar P. Jacobs, le futur papa de Blake et Mortimer (série débutée en 1946). Voilà qui suffit à prouver qu'Hergé ne s'entoure pas de kékés...
L'Etoile mystérieuse est donc le premier album né de cette gigantesque entreprise de modernisation. Comme l'histoire vient alors juste d'être prépubliée dans les pages du journal "Le Soir" (repris par l'occupant allemand depuis peu, cf. ma critique du Crabe aux Pinces d'Or), les différences strips/album sont plutôt minces mais la mise en couleur profite énormément à l'ambiance délétère qu'essaye de véhiculer Hergé. Car oui, cet opus est sans conteste celui qui verse le plus dans le fantastique, ce qui lui vaut d'être l'un de mes préférés ! Les premières pages sont admirables: une odeur de fin du monde, une nuit chargée de parfums oniriques et de peurs inconscientes. Doit-on y voir un moyen pour Hergé de véhiculer ses craintes afférentes à la Deuxième Guerre mondiale ?
Une gigantesque boule de feu se précipite vers la Terre, une chaleur épouvantable s'abat dans les rues où erre Tintin, impuissant, poursuivi par un prophète fou qui voit en lui un adorateur de Satan (enfin quelqu'un qui voit clair !), les routes fondent, une araignée géante qui se balade dans l'espace s'apprête à nous faire un petit coucou... La folie du scénario est appuyée par les ombres portées, très rares chez Hergé, et qui témoigne d'un effet dramatique assez exceptionnel, comme on pouvait en trouver dans le Lotus Bleu. En fait, cette introduction est si bonne que je suis toujours déçu lorsqu'on passe au reste de l'aventure. Pourtant, cette dernière est loin d'être mauvaise et témoigne d'une réelle volonté d'Hergé d'innover: on assiste à la confrontation de deux expéditions ayant pour but la découverte d'un météore échoué quelque part dans les eaux de l'Arctique. La course est haletante, très crédible du point de vue maritime (du moins, pour un néophyte en la matière comme moi !) et ponctuée d'un humour jamais lourdingue (faut dire que les deux crétins en chapeau melon sont absents, ça aide...), parfaitement équilibré. Les rebondissements sont vraiment plaisants et, par dessus tout, le personnage de Haddock montre enfin toute son utilité en parvenant à rester sobre plus de deux heures d'affilée. La classe.
La fin n'est pas en reste, avec un monument de psychédélisme où Tintin danse la gigue dans un jardin de pommiers géants et de papillons préhistoriques avant de se faire courser par l'araignée cosmique du début de l'histoire, le tout sous le regard attentif de champignons rouges et blancs qui gonflent avant d'exploser. Je reprendrais bien un suppositoire de LSD moi, merci...
Ouille ! Voilà qui est fait... Que disais-je donc ? Ha oui, cette histoire est vraiment cool et marque, à mon sens, le début de l'âge d'or d'Hergé, tant au niveau de l'inspiration que des revenus financiers. Pour être clair, les ventes d'albums ont explosé pendant la guerre et monsieur Rémi est devenu un homme riche. Donc tout va bien dans le meilleur des mondes... Moui, mais en fait, non. Je ne peux conclure une critique de l'Etoile mystérieuse sans mentionner le caractère ambigu de son idéologie: l'expédition des gentils, celle de Tintin donc, n'est constituée que de personnages dont les pays sont alliés aux Allemands ou neutres tandis que les méchants sont des Américains (dans la version strips originale censurée en album) financés par un Juif prêt à tout pour se faire du pognon, même à tuer (scénario approuvé par la Palestine). Cette fois, inutile de le cacher: c'est dans cet album que les préjugés du milieu de la droite catholique à laquelle appartenait Hergé sont les plus visibles. Rien de véritablement nauséabond toutefois, ne délirons pas. L'auteur lui-même déclarera pourtant, des années plus tard:
« C'est vrai que certains dessins, je n'en suis pas fier. Mais vous pouvez me croire : si j'avais su à l'époque la nature des persécutions et la « Solution finale », je ne les aurais pas faits. Je ne savais pas. Ou alors, comme tant d'autres, je me suis peut-être arrangé pour ne pas savoir. »
Cette déclaration, d'une sincérité troublante à une époque où l'on ne devait pas autant se justifier qu'aujourd'hui, contribue au sentiment de fascination qu'excerce sur moi cette aventure si particulière, qui symbolise, d'après l'auteur, la compétition technologique de l'Europe hitlérienne et des États-Unis. A l'aune de cette aventure, la conclusion est, semble-t-il, que le genre humain a basculé une fois encore dans la folie et l'absurdité, menacé à tout instant par un ultime naufrage.
"Le châtiment ! C'est le châtiment !" : le prophète Philippulus nous avait prévenus...