L'Homme à l'Étoile d'Argent est un album doublement unique de la série Blueberry – en ceci qu'il est unique parce qu'il est unique !


Bon, si je ne vous ai pas déjà perdu, je m'explique : c'est le seul one-shot de toute la série. C'est plus clair maintenant ? Sur un ensemble de 28 tomes, cela peut surprendre, mais rappelons-nous que l'ami Charlier affectionnait les scénarios particulièrement complexes et tellement riches en rebondissements que 48 pages suffisaient rarement à contenir son foisonnement d'idées ! Il y a fort à parier qu'après le marathon constitué par le cycle initial de cinq aventures, les auteurs avaient besoin de reprendre leur souffle avec une histoire plus simple et indépendante. Tout cela pour dire que c'est un exercice inhabituel et un peu particulier que de juger un album de Blueberry sur ses seuls mérites et non comme une simple pierre d'un édifice plus large. Voyons si L'Homme à l'Étoile d'Argent parvient à briller de ses propres feux !


Preuve du succès immédiat du personnage, l'album s'ouvre sur… Jimmy McClure ! On se félicite d'ailleurs au passage qu'il s'agisse d'une BD et non d'un film, car son massacre en règles de la chanson en l'honneur de "Gwendoline" est inoffensif pour les yeux, mais probablement pas pour les oreilles ! Toujours est-il que ce bon vieux Jimmy, monté sur sa mule Josuah, revient d'une ballade dans le désert et que son gosier "sec comme du carton" fait qu'il est diablement content d'arriver en vue de la petite ville de Silver Creek. Quelle n'est pas sa déconfiture, cependant, lorsqu'il découvre que la ville est non seulement déserte, mais que deux loubards le pressent de décamper fissa. Le "vieux débris", qui sort à peine d'une guerre indienne, ne se laisse évidemment pas impressionner mais les deux brutes le malmènent et chassent ses mules, sous le regard apeuré des habitants terrés chez eux.


Jimmy se réfugie chez le shériff Harrison, sorte de savant mélange entre Jacques Perrin et Gordon Mitchell, lequel lui annonce que la situation est intenable en raison de l'arrivée en ville, voici quelques mois, d'une bande commandée par les frères Bass, qui sème la terreur avec d'autant plus d'impunité qu'ils ont déjà abattu les deux prédécesseurs d'Harrison et acheté le juge local. Secondé par un McClure déjà passablement éméché, Harrison décide toutefois que la situation n'a que trop duré et s'en va faire face aux frangins terribles. Malheureusement, notre sympathique marshall est abattu dans le dos par Pedro, acolyte mexicain des Bass, au cours d'un échange de tirs dont Jimmy se sort indemne on ne sait trop comment - un des frères Bass lui tire dessus à bout portant et le laisse pour mort, mais le docteur se rend compte qu'il n'est qu' "ivre"-mort (?!). Comme quoi, alcoolique ou pas, ça paie d'être le chouchou du lectorat.


Les notables de Silver Creek en sont encore à se lamenter sur la disparition d'un troisième homme de loi d'affilée lorsqu'une jolie brune du nom de Miss Marsh fait irruption, véritable Calamity Jane avec son stetson, ses bottes et sa winchester. Elle reproche aux citoyens d'avoir laissé assassiner Harrison, mais où était-elle avec son arme lorsque le Mexicain faisait un carton sur le shérif ? Charlier se laisse un peu aller sur ces quelques planches d'ouverture, même si la séquence est plutôt réussie de par sa brutalité. On a beau bien rigoler avec Jimmy, il s'est quand même fait molester et un "gentil" s'est déjà fait envoyer ad patres !


C'est là que notre ami rouquin propose un certain lieutenant Mike S. Blueberry pour succéder à Harrison, ce que le conseil municipal, chauffé à blanc par Miss Marsh, s'empresse de voter. Une planche plus tard et nous voilà de retour à Fort Navajo, pour la première fois depuis le tome 2, dans lequel on l'avait laissé ravagé par un assaut apache. Le fort a été retapé et la vie de routine promise à Blueberry avant l'enlèvement du jeune Stanton s'est enfin installée, ce qui ne semble guère convenir à notre héros puisque lorsque Jimmy arrive au fort, il est en train de se faire tailler un costard monumental par son Pierre Bellemare de nouveau commandant, lequel décide donc d'envoyer son autre lieutenant à Silver Creek. L'autre lieutenant en question se nomme Marlowe et n'est autre qu'un Graig 2.0, impeccablement sapé et tout droit sorti de West Point. À la différence de Graig cependant, le pauvre Marlowe est surtout aussi pitoyable tireur qu'excellent sabreur, ce que nous découvrons lors d'une scène très amusant. Les frères Bass étant probablement peu disposés à affronter le nouveau shériff au coupe-chou, le major n'a d'autre choix que d'envoyer Blueberry à Silver Creek.


En chemin, Jean Giraud nous gratifie d'une nouvelle superbe séquence nocturne, lorsque Mike et Jimmy retournent contre eux le piège tendu par quatre hommes des Bass. Non seulement la "ruse indienne" concoctée par Charlier est très bien vue, mais la lumière rougeâtre du feu de camp renforce la violence de la fusillade. Comparez la mise en couleur avec celle d'une séquence très similaire dans Le Spectre aux balles d'or, où la lumière bleutée donne au contraire une sensation de langueur et de mal-être, et vous comprendrez à quel point Giraud maitrise son art.


Avec déjà deux prisonniers sur les bras, nos amis font une arrivée tonitruante à Silver Creek. Malheureusement, c'est aussi à ce moment que Blueberry fait preuve d'une misogynie qui a mal vieilli, puisqu'il éconduit Miss Marsh alors qu'elle est la seule autochtone véritablement disposée à l'aider. Je sais que notre héros est censé "ne pas être sans reproches", mais il n'y avait pas la moindre trace de misogynie dans ses relations avec Muriel, donc on se demande d'où ça sort… enfin, Blueberry décide de ne pas perdre une minute pour secouer le cocotier et va prendre la mesure des frères Bass dans leur saloon. C'est là que nous faisons plus ample connaissance avec notre duo de vilains. Directement après Quanah et juste avant Steelfingers, il faut reconnaitre qu'ils ont du mal à faire de l'effet. Le cadet Buddy, vêtu en cow boy et ressemblant à Horst Buchholz (le plus jeune des Sept Mercenaires), est une grande gueule pour laquelle tout se décide à coups de colt, tandis que son ainé Sam est plus suave, plus posé et plus élégant, arborant costume-cravate et fine moustache blonde en toute circonstance. Leurs sous-fifres, Snuffy le patron du saloon, le juge corrompu et tous leurs hommes de main ne sont pas tellement mémorables non plus.


La séquence du saloon est toutefois l'une des plus réussis de l'album : c'est une version "bigger and better" de celle qui avait introduit le héros dans Fort Navajo. "Bigger", car Giraud donne beaucoup plus de profondeur au décor et le remplit de personnages à la gueule patibulaire, et "better" car Blueberry est seul, sans l'aide de Jimmy, Graig ou quiconque, et qu'il doit faire appel à sa ruse et à sa vivacité pour s'en sortir.


C'est avec deux prisonniers en plus que Blueb' quitte le saloon et rentre à la prison, où l'attend un adolescent poil-de-carotte prénommé Dusty, dont les parents ont été assassinés par les Bass et qui se souhaitent prendre sa revanche en devenant l'adjoint du nouveau shériff. Comme peut en attester le cigare de McClure, le gamin sait tirer, et Blueberry, qui a encore une fois éconduit Miss Marsh avec toute la délicatesse qui le caractérise, a trop besoin d'aide, pré pubère ou non.


C'est d'ailleurs Dusty qui se paie le luxe d'arrêter Pedro, le meurtrier d'Harrison – avec l'aide de Miss Marsh, qui a délaissé ses bottes et son chapeau pour une robe d'institutrice, mais heureusement pas sa carabine. Dommage que cette scène très tendue soit encore gâchée par la remontrance macho et forcée de Blueberry… quoiqu'il en soit, les Bass se retrouvent acculés, car face à cette vague d'arrestations, la population de Silver Creek reprend courage et accepte de former un jury pour juger les malfrats.


Buddy, plus simiesque que jamais, souhaite bien entendu attaquer la prison et délivrer ses hommes, mais son frère imagine un stratagème plus élaboré : saouler McClure, qui garde une entrée de la ville, pour permettre à un commando d'enlever Miss Marsh et de forcer Blueberry hors de la ville. Le plan fonctionne à merveille, et on comprend la rage de Blueberry lorsqu'il arrache son étoile à Jimmy et le somme même de quitter la ville. Rien de tel qu'une dispute entre le héros et son meilleur ami pour ajouter un peu d'intensité… dans les faits cela oblige le shériff à laisser Dusty seul en charge de la prison tandis qu'il part lui-même à la recherche de Miss Marsh. Cette dernière lui sauve d'ailleurs la mise lorsque Blueberry tombe entre les pattes de Buddy Bass, ce qu'il finit par reconnaitre. Après avoir manqué McClure au début de l'album, Buddy prouve à nouveau son statut de tireur d'opérette puisque Tsi-Na-Pah sort vainqueur de leur duel à bout portant, laissant le all-american bad boy sur le carreau.


Pendant ce temps, ce pauvre Jimmy continue de creuser plus bas que terre, puisqu'il permet à Sam Bass et à ses hommes d'entrer dans la prison, avant toutefois de se racheter en bloquant la serrure de la cellule contenant Pedro et compagnie (on dirait une chaine de tacos !). Sam l'abat mais "la balle frappe sa montre", procédé charliérin appelé à de beaux jours dans la BD franco-belge. Blueberry et les notables reviennent, la bande à Bass se retrouve encerclée, tout est bien qui finit bien.


Sa mission terminée, le lieutenant MSB doit s'en retourner à sa morne vie de caserne à Fort Navajo, mais pas avant de laisser son étoile en hommage à "Katie" Marsh dans une scène de fin très jolie mais qui me laisse un gout amer : Blueberry et celle qu'il appelle seulement maintenant par son prénom ont eu quatre interactions seulement auparavant, trois d'entre elles marquées par le sceau de la moquerie à sens unique. L'évolution de leurs rapports partait d'une bonne idée et d'une bonne intention, mais l'exécution s'est avérée tellement maladroite que je ne peux qu'éprouver un sentiment de gâchis, car "Katie" avait autrement plus de potentiel que Muriel. Non seulement on ne la reverra plus, mais il faudra attendre six albums de plus pour voir une nouvelle Blueberry-girl.


Alors, verdict sur ce tome 6 ? Bon bah c'est clairement Rio Bravo avec Belmondo dans le rôle de John Wayne, et tout ce que ça implique. C'est très sympa, les dialogues sont particulièrement truculents, mais après cinq albums de guerres indiennes ça manque un peu d'intensité. Jimmy est excellent à nouveau mais les frères Bass auraient dû s'appeler les frères Bof, Dusty n'apparait pas assez et Miss Marsh, on l'a vu, est mal employée. Silver Creek est un peu impersonnelle et pour le deuxième album d'affilée on a l'impression que Giraud s'est fait couper l'herbe sous les pieds. Pas étonnant donc que ce one-shot en soit resté un, même si après la mort de Charlier, l'équipe de XIII, Jean van Hamme et William Vance, reprendra le concept du justicier dans la ville pour y appliquer leur traitement 90s dans le spinoff Marshall Blueberry. Une très bonne trilogie dont je reparlerai, mais dénuée de l'ambiance classique qui est probablement mon aspect préféré de cette sixième aventure.

Szalinowski
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le 26 nov. 2018

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