Ma première critique est à l’attention de la bande-dessinée (au sens large) que je préfère et de l’auteur qui, le plus, à mon admiration. Elle ne sera pas objective (laquelle pour l’être) et porte sur une œuvre, à mon sens, moins comprise d’un auteur pourtant acclamé par chez nous. Aussi, je tenterai d’utiliser cette critique pour aborder l’esthétique développée par Taniguchi dans ses œuvres (principalement celles créées après 1990).
L’Homme qui marche, donc, une œuvre majeure qui exprime parfaitement la vision de l’auteur quant à sa façon de raconter. Majeure, car – comme beaucoup l’auront noté – s’il n’y a pas d’histoire, pas de péripéties, la narration réduite au minimum, pouvant être décrite par son titre totalement à propos, il reste cependant l’essence même de l’œuvre de l’auteur. Mais j’écris qu’il n’y a pas d’histoire, c’est bien sûr faux. Disons, qu’il n’y a rien de grandiose, d’héroïque, de démesuré. Qu’est donc ce reste ? Tout simplement l’humain.
Taniguchi ne nous montre pas un Héros, il nous montre nous, lui, notre voisin, il montre au lecteur le réel. Et dans la vie de tous les jours, jamais nous ne sauvons le monde, ou même une petite vieille, mais tous les jours nous marchons. Mais peut-être marchons-nous différemment. Le personnage – lui – ne passe pas à côté des choses. Il voit, il observe et, par là, nous enjoint à prendre exemple sur lui.
Je n’ai pour l’instant abordé que le fond, mais Taniguchi prend toute sa dimension artistique lorsque l’on s’intéresse à la forme. Au premier abord, elle semble banale, on dira « le dessin est beau », mais on pensera « c’est un peu classique ». Et en un sens, ce n’est pas faux. Le style est résolument réaliste, mais il faut creuser, et comprendre ce que nous dit le dessin.
Je prends ici l’exemple de la deuxième page du premier chapitre : Observer les oiseaux. Dans la première case, nous voyons de l’eau et un simple « PLIC » nous indiquant que quelque chose a fait bouger l’eau. Deuxième case, un plan large sur le personnage principal, il est sur un pont et semble s’être arrêté pour voir d’où venait le bruit. Troisième case, en dessous des deux premières sur toute la largeur, on y voit un poisson et une bulle avec la simple remarque « OH ! ». Quatrième case, une tête de chat derrière un muret, cinquième, un chat - sûrement un autre - dans une ruelle se détourne lorsque arrive le personnage (dont on ne voit que l’ombre). Sixième case, Deux autres chats, la composition n’est pas très claire car assez resserrée, mais il semble que celui du bas, complètement blanc, soit debout sur un muret ; l’autre, tout à fait noir, assis sur un morceau de toiture. Dernière case, le personnage sourit très légèrement et continu son chemin. Peut-être est-ce de la sur-interprétation, mais j’y vois personnellement un équilibre, un tout. Tout est là où il faut et le personnage le comprend. Les deux derniers chats en particulier, me font penser à la dualité yin-yang, symbole traditionnel également important au Japon (me semble-t-il).
Les œuvres de Tanigichi se veulent réalistes, les personnages sont des humains de notre monde, ils agissent donc en tant que tel. On entend parfois dire que les histoires de Taniguchi sont lentes, qu’il ne se passe rien, que les personnages sont inexpressifs et que les cases de paysages arrivent parfois sans crier gare et c’est vrai ! Mais est-ce réellement une chose à connotation négative ? Oui, si l’on s’attendait à des péripéties extraordinaires, mais si l’on prend le temps de se poser un peu, on se rend compte que tout est normal. Dans la vraie vie, se passe-t-il souvent (voir jamais) des évènements haletants ? Assurément non. Nos émotions sont-elles si lisibles sur nos visages ? Celui-ci déformé par les larmes, la joie ou la colère ? Rarement, très rarement, et peut-être moins encore dans la culture japonaise. Taniguchi évoque tous les sentiments, mais il le fait de la simple pointe de son crayon. La direction d’un regard ou le coin d’une lèvre qui se plisse, et voilà qu’il nous montre l’ensemble des pensées des personnages, leurs attentes, leurs envies, leurs besoins.
Et les paysages, voilà un sujet qui mérite son paragraphe. Les paysages donc, on ne peut être qu’admirateur de la qualité du dessin des paysages représentés. Que l’on montre la « nature » ou la ville, la minutie de la composition, du trait, force le respect. Mais pourquoi donc Taniguchi se donne autant de mal à représenter ces paysages ? Eh bien ! parce-qu’il le doit ! Il le doit, car pour que ce qu’il raconte soit réaliste, l’environnement des personnages doit être réaliste, c’est le style qu’il a choisi. Mais ce n’est pas juste cela. Le réalisme des paysages porte le réalisme de l’ensemble, donc des personnages, donc de l’histoire, de ce qu’il raconte.
Tout cela permet au lecteur de comprendre que ce qui est raconté, c’est l’humain. Tout est vrai, et le lecteur, en prenant le temps d’intérioriser la composition de Taniguchi, vit l’histoire qu’il a sous les yeux. Il voit la feuille qui virevolte au vent. Il s’égaie en voyant, du coin de l’œil, l’esquisse d’un sourire chez une petite fille caressant un chien dans un jardin public. L’expérience du personnage devient celle de celui qui est spectateur du récit.
Je suis peut-être allé trop loin, mais voilà pour moi ce qu’est Taniguchi. Un maître dans l’art de raconter l’humain. Et cette maîtrise est particulièrement visible dans l’Homme qui marche, précisément parce qu’il n’y a pas de péripétie.
Taniguchi, nous propose ici, de ne pas simplement parcourir l’ouvrage, mais de le vivre, de devenir son personnage.