They’re not rocks, Mary, they’re minerals !

Je croyais l’Homme sans Talent une adaptation d’un roman. La narration, introspective et envahissante, nous importe un support quasi-livresque au milieu des images qui, à maints égards, pourraient n’être considérés que comme les agréments du texte. Ce serait toutefois faire offense au dessinateur dont la pudeur du trait et la justesse des esquisses ne renforcent que mieux le propos qu’il sera venu extraire du roman. La sensation de lire un livre imagé est cependant prégnante ; un peu à la manière du Gourmet Solitaire, où un protagoniste taiseux passe et pense sans trop rien faire.


L’histoire, j’imagine, est dramatique si on n’y prête pas trop attention. Un homme à qui rien a réussi dans sa vie – excepté une petite carrière de mangaka qui partait bien – se lance dans la vente de cailloux dans un petit commerce au bord d’une rivière où il va puiser ces mêmes cailloux. Il vit dans la pauvreté la plus extrême et sa femme le méprise. Nous devrions éprouver de la compassion pour ce personnage mou et apathique, mais cela m’est impossible. Il aura beau nous être présenté comme un grand romantique incompris dans ses songes muets, il s’obstine à prendre des décisions à la con tandis que sa femme se démène pour ramener de l’argent. Pire encore, elle soutient son commerce à bout de porte-monnaie alors qu’ils vivent déjà dans la pauvreté. L’homme, alors, n’a pas vendu un seul caillou en deux ans.


L’Homme sans Talent, en réalité, est talentueux. Il avait connu un relatif succès avec un manga de jadis et n’a jamais transformé l’essai par la suite. Ce n’est pas de la fainéantise – il se démène dans ses projets – simplement du sabotage qu’on s’obstinera à nous présenter comme autre chose à travers la narration. Et puis on s’y ennuie. Cette histoire, langoureuse, où le protagoniste, faussement victime, est en réalité artisan de son propre malheur, elle est chiante comme les pierres qu'il a à vendre.


Le plus dramatique dans cette histoire étant que justement le drame ne nous atteint pas. Les cases passent, les aléas mièvres se succèdent et, foncièrement, on s’en fout. On voudrait y souscrire à ce manga, mais ce personnage… il n’est pas victime de son sort, mais complice. La narration tente certes de nous le faire prendre en pitié, présentant en plus sa femme comme bêtement acariâtre et injuste alors qu’elle a fait preuve d’une infinie patience à son égard, un lecteur avec la tête sur les épaules ne pourra s’empêcher de prendre du recul et observer à quel point tous ces malheurs sont amplement mérités par le protagoniste. Il s’obstine à ne pas vouloir en revenir aux mangas, sans trop qu’on sache pour quelle raison, raison qu’on suppose profonde jusqu’à ce qu’on découvre qu’elle ne l’est pas, même à demi.


Pire encore, ce moustachu à cailloux nous couvre de son quant-à-soi, multipliant les lieux communs sur la subjectivité de la beauté, élucubrant jusqu’à l’individualisme pour dériver sur les statistiques du divorce. Ça n’a ni queue ni tête, et j’ignore si cela a cherché à avoir un sens pour commencer. Encore une fois, la narration a beau me flécher le chemin pour m’intimer à le trouver pertinent et profond, chaque réplique et chaque action de Sukezô me donne envie de l’étrangler. Je le hais non pas parce qu’il n’a pas de talent, mais parce qu’au contraire, il en a à foison et qu’il ne l’exploite pas en se donnant de grands airs, sans que ce tempérament ne soit présenté comme un défaut, mais plutôt une vertu du personnage.


Quand ça n’est pas les cailloux, ce sont des histoires d’oiseaux, qui n’engagent à rien et ne vous évoquent pas grand-chose non plus. Ça a beau être dit sur le ton du mystère, on se fout de savoir ou de comprendre car le propos nous échappe un peu plus à chaque page qui vient.


Je ne suis jamais avare de mots tranchants pour désigner ces dames dans le contexte marital, mais le parti pris de l’auteur dans l’œuvre présente m’engage à venir à leur secours. Les trois épouses que l’on voit, celle du protagoniste, de l’organisateur des enchères et du vendeur d’oiseaux sont décrites comme mesquines, intraitables, injustes, là où les hommes ont le beau rôle d’idéalistes incompris. Il n’y a rien de plus haïssable que de savoir qu’en France – et sûrement partout ailleurs dans le monde - les femmes sont à l’origine de près de 80 % des demandes de divorce, celles-ci advenant comme un coup de poignard au milieu d’une traversée du désert. Mais il tout de même savoir faire preuve d’honnêteté et reconnaître que, par instants, le divorce ne tombe pas de nulle part. Bon sang, on parle d’un homme qui vend des cailloux, soutenu par sa femme qui travaille d’arrache-pied pour lui, et qui lui cache avoir touché 30 000 yens pour offrir un voyage horrible, et ne même pas porter sa femme sur son dos pour traverser un chemin inondé.

Mais c’est un incompris, donc ça passe. La mansuétude à son égard nous est exigée à demi-mot, aussi vous êtes prié de bien vouloir y souscrire. Et avec le sourire.


Je compris plus tard que ce parcours qu’on nous relatait, dans les grandes lignes, avait été celui de Yoshiharu Tsuge, auteur de ce manga. Peut-être cela explique-t-il parfois pourquoi le personnage principal y est présenté avec tant de bienveillance. On n’est jamais mieux servi que par soi-même.


L’histoire est tragique, le protagoniste, comme le dit sa femme, lutte sans arrêt contre ses intérêts, et il le sait. Peut-être faut-il se chagriner de ce tempérament, mais rien n’y fait : je le hais.

Chercher à se raccrocher à de grands auteurs passés, comme ce Seigetsu ne contribue en rien à me le faire apprécier. J’ai le sentiment de lire un auteur qui cherche sans cesse des excuses à son protagoniste pour en avoir fait son avatar.


Je lisais ceci à propos de l’auteur afin de mieux comprendre sa démarche :


« Il fonde ainsi le watakushi manga (« bande dessinée du moi »), mêlant autobiographie et fiction dans une recherche davantage de sincérité que de vérité. »


Oui, la « Bande dessinée du moi », la « Sincérité plutôt que la vérité ». Que tout cela fleure bon l’égocentrisme lyrique ; voilà un fumet qu’il vaut mieux éloigner à tout prix de mes narines.


Peut-être n’était-ce pas un mauvais manga que j’ai lu là, mais s’il avait quelque chose d’intéressant à me dire, il aura bafouillé un tome entier pour me servir un propos inepte dont je ne sais trop quoi faire et qui, de toute manière, ne m’intéresse nullement. La mélancolie latente et stérile, une fois greffée à l’égo de son orchestrateur, ne donne finalement lieu qu’à une œuvre languide et geignarde. Je n’aurais été que trop peu réceptif aux lamentations pudiques qui me parvenaient.

Josselin-B
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Josselin Bigaut

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