Alors qu'Hergé récupère enfin la totalité des droits d'auteur de Tintin au détriment de l'abbé Wallez (le boss d'Hergé, cf mes précédentes critiques), la montée de la puissance nazie le pousse étrangement a écrire des histoires apolitiques. Alors que son héros n'a pas hésité à critiquer le communisme et le capitalisme, il est assez étonnant de voir qu'il ne s'est pas attaqué au régime hitlérien avant la censure née sous l'occupation allemande. On se souvient que, outre-Atlantique, les comics n'allaient pas hésiter à franchir le pas quelques années plus tard, avec notamment la célèbre couverture de Captain America défonçant la gueule d'Hitler. Pour en revenir à Hergé, et avant que de mauvais esprits ressortent les vieux préjugés le concernant (alors qu'il a largement défendu les étrangers dans ses précédents albums), il faut tout de même reconnaître que ce combat Tintin VS nazisme a bel et bien eut lieu, à un niveau subtil, à travers le méchant de cet album: le docteur Müller !
Effectivement, à l'époque, un bandit du nom de Georg Bell, Allemand d'origine écossaise, proche du mouvement nazi, tentait d'inonder les démocraties occidentales de fausse monnaie afin de déstabiliser leurs économies. Alors que Müller est un Britannique d'origine allemande s'adonnant lui aussi à l'activité de faux-monnayeur... L'analogie parait évidente. Si on ajoute à cela qu'il est également le directeur d'un asile qui "offre" un traitement à ses ennemis capable de les rendre fous et qu'il a un look vraiment réussi, on obtient l'un des plus intéressants ennemis du rouquin Belge. Hélas ! L'histoire de cet album est loin d'en être à la hauteur: on s'emmerde à du cent à l'heure. Et ce n'est pas faute de faire courir le reporter dans tous les coins du royaume de sa Gracieuse Majesté...
En fait, à l'instar du Pays des Soviets, le tout n'est qu'une gigantesque course-poursuite, parfois franchement haletante (l'épisode du train, le combat assez réussi contre le docteur Müller) mais aux rouages tellement répétitifs qu'ils en deviennent lassants. Les Dupondt, à présent amis de Tintin et honteux de devoir l'arrêter dans Le Lotus bleu n'en ont ici strictement rien à foutre. Ils sont même prêts à se servir du jeune homme pour arrêter la bande de faux monnayeurs et s'en arroger dès lors tout le mérite, ce qui va totalement à l'encontre de leur personnalité.
Je ne m'attarderai pas sur les innommables incohérences du "scénario" qui nous feraient presque croire que celui des *Cigares du Pharaon* était maîtrisé ! En vrac, on a droit au déguisement le plus improbable de Tintin (qui réussit apparemment à se déguiser tout en courant, du grand art !), des ennemis qui demandent à ce dernier de sauter du haut d'une falaise au lieu de le pousser eux-mêmes, Tintin qui passe à côté d'une arme sans la ramasser alors qu'il en a un besoin crucial, Tintin qui semble persuadé que les ennemis qui l'ont semé vont avoir une panne miraculeuse qui lui permettra de les rattraper (on appelle ça un deus ex machina, berk !)... Enfin bref, un retour scénaristique en arrière du plus mauvais goût et une "Bête", dans la dernière partie, décevante au possible. Aucun réel dépaysement, aucune passion, et presque aucun humour, à part la séquence réussie des acrobaties aériennes et le running gag de Milou devenu alcoolique, déclenchant le courroux bestial de Tintin qui n'hésite pas à battre son seul véritable ami (je dois dire que cette scène m'a retourné le coeur... en fait, non, je m'en fous).
L'acharnement d'Hergé à offrir trois versions à cet album (c'est le seul à en avoir autant) pour rapprocher le plus possible le design général de la réalité ne l'a malheureusement pas sauvé. La version finale de 1966 que j'ai pu lire est effectivement très maîtrisée mais ne dégage aucun charme particulier, à de rares moments prêts (quand Tintin arrive dans un village portuaire écossais par exemple). Attention toutefois à ne pas se méprendre sur mon avis: *L'Île noire* n'est pas une horrible BD, loin de là: elle propose de chouettes moments dont j'ai émaillé ma critique mais reste, en général, terne et peu inspirée. Les deux précédents opus étaient trop bons pour se montrer clément avec celui-ci.