Avec cette aventure, Tintin délaisse ses voyages en pays lointains et reste en Europe pour se lancer sur la piste de faux-monnayeurs britanniques. Pas de politique, pas d'exotisme, Hergé construit une intrigue purement policière avec un climat d'angoisse, de l'action et un zeste de fantastique, réussissant ainsi l'un de ses plus remarquables scénarios, nouvelle preuve de sa maîtrise constante dans la forme narrative. Tintin va encore se lancer par hasard et dès la première page dans ce trafic clandestin, en faisant la connaissance d'un nouveau méchant de taille, en la personne du Dr Müller, qu'il retrouvera plus tard par 2 fois. Selon Hergé, "Müller est un Rastapopoulos qui paierait davantage de sa personne. Il est énergique, alors que l'autre est mou, adipeux" (cité dans les entretiens avec Sadoul).
Malgré la trame policière sérieuse qui constitue le fil de cette aventure, Hergé ne manque pas de tempérer ce climat par de nombreuses diversions comiques telles la scène de la chèvre, celle des pompiers, celle de la caravane, celle du train avec les beuveries de Milou (première mention du whisky Loch Lomond), et les bévues des Dupondt. Même Müller n'y échappe pas, en se faisant arroser (scène de l'incendie de sa villa), ainsi que Tintin avec ses chutes. Certaines de ces scènes faisaient sourire à une époque, maintenant, elles peuvent paraître un peu ridicules ou trop téléphonées.
On y voit aussi le gorille Ranko, gardien de l'île des bandits, cette fameuse île du château de Ben More ; il apporte une très légère connotation fantastique, perpétuant le mythe de la Bête mystérieuse, référence à King Kong dont le film sorti en 1933 a engendré ce mythe dans la culture cinématographique, je me souviens qu'en lisant cet album étant enfant, ce gorille me faisait peur. Une innovation étonnante : en faisant figurer un poste de télévision dès 1937 dans la version noir et blanc, Hergé était très en avance sur son temps, car cette invention était encore relativement récente ; la BBC, créée en 1936, émettait fébrilement 12 heures de programmes par jour.
Paru en avril 1937 dans le Petit Vingtième, édité par Casterman l'année suivante, l'album fut réédité en couleurs en 1943 au format des 62 pages, sans être remodelé. La grande originalité de L'ile Noire, c'est que l'album sera entièrement redessiné en 1965 en vue de sa traduction anglaise. Cette troisième version fut décidée en raison des nombreuses erreurs relevées dans l'architecture des édifices, la décoration urbaine, les tenues des policemen et des pompiers, les véhicules et leurs plaques minéralogiques, les trains, les paysages, sans compter la non-adaptation à l'époque de ce vieil album. Hergé réadapta tout ça au goût du jour afin d'être conforme à la vie quotidienne en Grande Bretagne et en Ecosse. Cette opération peut être considérée comme un tour de force car Hergé, sans modifier l'histoire, le découpage ou le dialogue, a réussi à donner l'impression d'un nouvel album ; les éléments de couleur locale sont plus nombreux (surtout lorsque Tintin arrive en Ecosse), chaque véhicule est modernisé, chaque costume remis à la mode, chaque détail replacé dans sa minutieuse réalité, de même que la toponymie des lieux a aussi été modifiée avec plus de soin, donnant à l'ensemble un climat british très réaliste.
Pour tout ça, cet album reste un excellent Tintin, dont la couverture est probablement la plus belle de toute la série, et dans les premiers albums, c'est mon préféré car je n'ai jamais trop aimé le Lotus Bleu, les Cigares du Pharaon, L'Oreille cassée, L'Etoile mystérieuse, le Crabe aux pinces d'or, sans parler de Tintin au Congo et même Tintin en Amérique. Pour moi, Tintin ne devenait intéressant qu'avec le diptyque de la Licorne, si j'excepte L'île Noire et le Sceptre d'Ottokar que j'apprécie.