Le diptyque de "l'or de Joe Cusco" avait introduit à la perfection le personnage de l'Undertaker, Jonas Crow, et ses improbables associées Rose et Lin (sans oublier Jed le vautour!), mais sauf le respect de feu Kern McKullen et des loqueteux d'Anoki City, ce qui manquait à ces deux premiers albums, c'est un méchant digne du charisme de notre croque-mort aux boucles brunes - et c'est tant mieux, d'une certaine façon, car cette absence offre plus d'espace à Jonas et à sa compagnie. Mais maintenant qu' "Undertaker Inc." a bien été mise en place, il est temps d'élever un peu les enjeux et surtout de rendre les choses plus personnelles.


Sauf que créer l'antagoniste d'un anti-héros de la trempe de Jonas Crow n'est pas chose facile : ce n'est pas comme le Joker avec Batman ou Olrik avec Blake et Mortimer ; le schéma basique Ying/Yang ne s'applique pas. Il s'agirait plutôt d'un combat de boue, où les deux adversaires sont difficiles à distinguer l'un de l'autre - et où, plus souvent qu'à son tour, la configuration initiale finit par s'inverser, ou tout du moins s'équilibrer. La série télé Breaking Bad, presque un néo-western en soi, offre un bon exemple avec les personnages de Walter White et Gus Frings. Mais dans le cas de Jonas Crow et du docteur Jeronimus Quint, le scénariste Xavier Dorison va une fois encore faire fi des facilités et des évidences.


Jeronimus Quint, tel est effectivement le doux nom du nouvel adversaire de notre croque-mort. Enfin, pas si nouveau que cela, puisqu'il s'avère très vite que Jonas et lui se connaissent. C'est le colonel manchot Charley Warwick, son ancien officier supérieur durant la Guerre de Sécession et sosie du célèbre général Sherman, qui apprend à celui dont il connaît le vrai nom de "Lance Strikland" que le médecin psychotique que tout le monde croyait fusillé à la fin du conflit est toujours en vie et qu'il continue à sévir. Charley avait mis son fils sur le coup, mais on est sans nouvelles du jeune homme. Poussé par les événements (et par Rose et Lin) plus que par son sens civique, Jonas finit par s'associer au colonel pour traquer celui qui avait inutilement amputé celui-ci et apparemment sauvé la vie du "capitaine Strikland", d'où peut-être ce manque d'empressement à régler une bonne fois pour toutes le cas de l'Ogre de Sutter Camp.


Après quelques menues péripéties impliquant le gendre de Charley et une patrouille de marshals, le petit groupe finit par remonter la trace de Quint... dont nous avons auparavant pu admirer l'arme la plus redoutable à l'occasion de la planche d'ouverture, en guise de prologue : la parole. Plus encore qu'avec son hachoir et son bistouri, le cinquième cavalier de l'Apocalypse torture avec sa langue, raffinée mais empoisonnée : "Pour être honnête, si vous voulez me gratifier de quelques cris, je ne serais pas contre. Franchement, pour joindre l'utile à l'agréable, c'est ce que je préfère". On s'imagine déjà le faciès de cauchemar du monstre capable de prononcer de tels mots...


Et pourtant, on lui donnerait le bon dieu sans confession lorsque nous découvrons son visage en milieu d'album, sur une planche qui parodie goulûment les publicités d'époque : non seulement le médecin itinérant ressemble à l'acteur anglais Brian Blessed (ou à Orson Welles, c'est selon) avec ses faux-airs de Père Noël rajeuni, mais il produit des soins gratuits à un village pauvre et reculé de l'Oregon ! Rose est la première à s'étonner de ce décalage génial entre l'apparence du boucher et sa nature véritable, mais comme le fait remarquer la bien plus sagace Lin : "Criminel se nourrit avec argent. Monstre se nourrit avec larmes."


Jeronimus s'y entend tellement bien pour tromper son monde que c'est à peine s'il doit lever le petit doigt pour se défendre, chose qui sera encore plus proéminente dans l'album suivant. Tout le monde finit par lui obéir à un moment ou à un autre, et comment pourrait-il en être autrement puisque l'ogre s'apparente davantage à un magicien ? Même Charley Warwick, pourtant dévoré par la haine, reconnaît lui-même que c'est un chirurgien d'exception, doté d'un coup d’œil fulgurant qui lui fait reconnaître les maux d'une personne en un instant et le rend plus proche de Sherlock Holmes que du "evil doctor Watson" de la BD 7 Détectives !


Ma scène préférée de L'Ogre de Sutter Camp est incontestablement la diversion avortée de Rose : il suffit qu'un quart de seconde au bon docteur, au calme olympien, pour lire le jeu de la belle Anglaise avant de la désarmer et de la mutiler avec le même sang-froid imperturbable. Mieux vaut ne pas bluffer un gambler dont le patronyme porte le nom de la combinaison la plus forte du poker !


L'album s'achève de manière aussi glaçante qu'il a commencé, en mettant bien en valeur l'étroitesse de la ligne qui sépare Jonas Crow de Jeronimus Quint. En attendant, si les personnages se retrouvent plongés dans un tourment insoluble, nous autres lecteurs prenons notre pied devant cette BD décidément de plus en plus intelligemment écrite par Xavier Dorison, brillamment dessinée par Ralph Meyer et superbement mise en couleurs par Caroline Delable, dont les forêts de sapins de l'Oregon ont encore plus de gueule que le désert californien des deux premiers tomes.


L'Ogre de Sutter Camp est à la hauteur de l'horrible mais fascinant monstre qui lui prête son nom, et si vous n'avez pas encore lu Undertaker, il est vraiment temps de vous y mettre ! Telle est du moins la prescription du docteur Bertrand23, autrement moins néfastes que celles de Jeronimus Quint...

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le 5 juil. 2019

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