Dans une interview accordée au magazine L'Express à l'occasion de la sortie du dernier album d'Eddy Mitchell dont il a illustré la pochette, Ralph Meyer révélait que son film western préféré est Impitoyable, de Clint Eastwood. Ce à quoi j'avais envie de dire : "sans blague ?" tant les signaux étaient apparents dès le premier album d'Undertaker. Alors certes, Meyer s'occupe du dessin et non du scénario, mais il ne pouvait décidément en être autrement. Cela tombe bien, Unforgiven (titre original) étant également l'un des summums du genre à mes yeux, probablement même le néo-western ultime ; comme référence on peut faire pire ! Sauf que tel Icare, je me demande si le duo Dorison-Meyer ne s'est pas un peu trop approché du soleil avec ce quatrième tome, L'Ombre d'Hippocrate, au risque de se brûler les ailes.


Comme je le disais, dès le tout début de la série il m'était difficile de ne pas faire le rapprochement entre Jonas Crow, le croque-mort cynique au passé "d'homme le plus recherché et le plus haï du pays", et William Munny, le personnage interprété par Eastwood, fermier et père taciturne qui a tué "des femmes et des enfants, et à peu près tout ce qui marche ou rampe sur cette terre." Crow le sharpshooter devenu croque-mort ou Munny le tueur à gages devenu fermier, aucun ne peut échapper à son passé ni effacer les traînées de sang qu'ils laissent derrière eux. "Le passé n'est jamais vraiment passé, ni le combat jamais vraiment terminé" comme l'écrivait James Lee Burke.


En créant le personnage de son "reflet maléfique", le docteur Jeronimus Quint, les deux auteurs sont allés encore plus loin dans l'hommage, puisqu'à l'instar du shérif Little Bill Daggett, magistralement joué par Gene Hackman, le chirurgien ambulant d'Undertaker est dénué de la moindre empathie et fait régulièrement montre de la cruauté la plus froide et la plus abjecte. Sauf que, de même que Little Bill parvenait au moins à faire régner un semblant d'ordre et de prospérité dans une petite ville aux confins de toute civilisation, le bon docteur sauve plus de vies qu'il n'en prend. "Quint sauve neuf et et ne tue que le dixième", fait judicieusement remarquer Lin, là où Crow et Munny, s'ils ont davantage conscience des répercussions négatives de leurs actes et tâchent d'éviter tout raffinement inutile, ne font que tuer, et encore tuer...


C'est un concept passionnant, le nec plus ultra du conflit entre le bien et le mal qui est le fondement même du genre, mais il y a une différence de traitement majeur entre les deux "Un-" : Eastwood (avec l'aide de David Webb Peoples, auparavant co-scénariste sur Blade Runner) cherche à écrire une histoire définitive, moins une page finale du western qu'un ultime hommage à un genre mourant, comme l'a écrit avec pertinence un contributeur sur IMDB. William Munny est impardonné, peut-être impardonnable, mais son histoire est révolue et celle de son pays continue, les yeux fermés sur son passé trouble.


Grand succès critique et en librairies, Undertaker ne peut s'arrêter en si bon chemin. Moi-même je ne le souhaite pas, tout au contraire. Mais du coup, Xavier Dorison paraît presque faire marche arrière. La tension monte tout du long de l'album, Quint continue de manipuler tous ceux qui croisent son chemin, Rose ne parvient pas à se décider si elle doit ou non le tuer, ce qui donne même lieu à une nouvelle scène nocturne magnifique où, tel le Joker d'Heath Ledger dans The Dark Knight, le sociopathe brouille les pistes quant à son passé ("Ou peut-être que mes parents étaient d'honnêtes épiciers de Boston qui n'ont jamais levé la main sur moi ? Mais ça vous perturberait plus, non ?") et finit même par empêcher la jeune Anglaise de se couper le bras pour éviter la gangrène - sans que l'on sache vraiment pourquoi, autre preuve que le scénariste ne sait plus vraiment quoi faire de son grand (et gros) méchant.


Crow et Lin s'efforcent d'éviter les embûches laissés par Quint et comme dans le diptyque précédent, ce deuxième volet du cycle s'ouvre sur un flashback qui, à l'inverse de l'humiliation de Rose par Joe Cusco, ne nous apprend rien que nous ne savions déjà : Jonas Crow, alors le lieutenant fédéré Lance Strikland, a eu l'occasion de tuer le docteur alors qu'il torturait une malheureuse prisonnière sudiste, mais ne l'a pas fait, non pour sauver ses camarades nordistes blessés mais pour se sauver lui-même. Ce n'est que plus tard qu'il révèle cette histoire à sa compagne de route chinoise, qui en retour lui parle des tortures subies dans son pays natal, à l'issue desquelles elle finit par trahir sa propre famille. "Qui coupable ? Lin ou Empereur ?" Jonas sourit, et une lueur se dessine dans la nuit montagnarde.


Bref, ce débat sur la nature du mal, ce questionnement perpétuel sur la responsabilité, la culpabilité et le pardon sont globalement bien traités et donnent lieu à d'excellents dialogues, grande force de l'écriture de Dorison... jusqu'au dernier tiers de l'album, qui manque cruellement de souffle. Lorsque Lin pose la question de la comparaison entre la malfaisance de Quint et celle de Jonas, c'est Rose qui finit par répondre "Lin, c'est bien ton fils que tu veux retrouver en Chine? [...] Et si c'était lui le dixième?" Et ça, ça me pose problème : Jonas aurait dû parvenir à cette réponse lui-même - ou alors totalement lui tourner le dos et embrasser sa propre nature destructrice, surtout si Quint avait fini par le pousser à bout en tranchant le bras de Rose, voire en la tuant, ce que faisait plus que suggérer la couverture !


Mais non, le ballon s'est dégonflé. Ce dialogue arrive en page 38...et il y en a 54. Cela laisse une quinzaine de pages où presque rien ne se passe. Rose est toujours en vie, elle a toujours ses deux bras, et la famille Tanner que Quint avait manipulé pour tuer le croque-mort s'en sort plutôt bien, les deux parents blessés mais vivants et avec suffisamment d'argent pour se payer un autre médecin. Quint sauve les ouvriers d'une scierie, Crow est en passe de le tuer... quand les marshals de l'album précédent interviennent, et nous découvrons qu'ils viennent arrêter le docteur et non le croque-mort, dont ils ignorent le lien avec Strikland.


Dommage, vraiment dommage. Laisser survivre Quint, je ne suis pas contre, le personnage est si fascinant que je me réjouis à l'idée de le retrouver par la suite, mais sa malveillance est clairement amenuisée par le fait qu'aucun des trois personnages principaux ne soit véritablement plus endommagé psychologiquement et physiquement qu'ils ne l'étaient au début du tome 3. Alors certes, le trio est dissous, mais Lin s'en va retrouver son fils en Chine, Rose se félicite d'avoir résisté aux paroles empoisonnées de Quint, et Crow a même droit à un baiser. Je ne dis pas que la fin aurait forcément dû être tragique, mais le génie du mal du docteur se devait de porter des fruits bien plus mortels qu'ils ne l'ont été.


Unforgiven s'était terminé en apothéose avec la mort de Little Bill, mis sur un plan d'égalité avec son bourreau William Munny ("Je te verrai en enfer, William Munny !" "Ouais..."). Le tome 4 d'Undertaker s'achève quant à lui avec son anti-héros réduit à la solitude... et c'est tout. Je vous laisse décider si ce semblant de mélancolie vous satisfait, mais pour ma part, j'ai décidément hâte de retrouver le bon docteur Jeronimus Quint, pour qu'il se voit offrir la fin qu'il mérite vraiment - et je parle de la justice narrative, pas celle des hommes ni de dieu....mais au final, l'ombre de Clint Eastwood se sera avérée plus lourde à supporter que celle d'Hippocrate.

Szalinowski
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le 6 juil. 2019

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