Dans L'Origine, premier tome de la série Julius Corentin Acquefacques de Marc-Antoine Mathieu, publié en 1990, la bande dessinée se déchire elle-même pour mieux explorer ses limites. Imaginez un univers où les cases se plient, les bulles s’interrogent, et où le protagoniste, malgré lui, devient le cobaye d’un délire métaphysique. Si Kafka avait dessiné des BD, il aurait probablement signé quelque chose d’aussi brillamment perturbant.
L’histoire suit Julius Corentin Acquefacques, un fonctionnaire modèle enfermé dans une routine oppressante, jusqu’au jour où il reçoit une page blanche. Et là, tout bascule. Marc-Antoine Mathieu ne se contente pas de raconter une histoire, il démonte les mécanismes de la narration elle-même. Julius navigue dans un monde où la réalité s’effondre à chaque coin de case, et où les frontières entre lecteur et personnage deviennent floues, voire absurdes.
Visuellement, L'Origine est un bijou noir et blanc. Les traits sont précis, les décors labyrinthiques, et chaque page ressemble à un casse-tête conceptuel. Mathieu joue avec les perspectives, les cadres, et même le format de la bande dessinée elle-même. Certaines pages se lisent comme des énigmes, d’autres comme des rêves fiévreux. Ce n’est pas juste beau, c’est intelligent : chaque image est une réflexion sur ce que signifie "raconter" et "voir".
Mais ce qui rend ce tome si fascinant, c’est son humour absurde et son ton pince-sans-rire. Julius, coincé dans une existence qui semble le dépasser, devient une métaphore de notre propre incompréhension face aux grands mystères de la vie… ou face à un mode d’emploi Ikea. Mathieu réussit à injecter une dose de légèreté dans un récit qui pourrait autrement sombrer dans l’intellectualisme pur.
Cependant, cette expérimentation formelle peut aussi dérouter. Pour les lecteurs habitués à des récits linéaires ou à des héros bien définis, L'Origine peut sembler inaccessible, presque hermétique. Mais pour ceux qui aiment que leurs BD remettent tout en question, y compris leur propre existence, c’est une expérience inoubliable.
En résumé, L'Origine n’est pas juste un premier tome, c’est un portail vers un univers où tout – absolument tout – est remis en cause. Marc-Antoine Mathieu brise les murs de la narration classique pour nous offrir une réflexion aussi brillante que troublante. Une œuvre qui ne se contente pas de vous divertir, mais vous force à contempler l’abîme. Après ça, difficile de voir les cases de la même façon.