Merci aux auteurs ... et aux lecteurs !

De la bière, un syndicat de brasseurs jaloux, un pensionnat pour jeunes filles et … des étrangers qui puent la patate.

Lorsqu’en 2019 Boulet réalisa en live sur Twich la couverture de Hors des remparts (DZ7) pour marquer le retour de Donjon après six ans d’absence – couverture qui montrait Herbert, Marvin et Isis attablés dans une auberge, entourés d’autres personnages variés – de nombreux fans avaient tiqué sur la présence d’une Lapine – souriante de surcroît – qui officiait en tant que serveuse. Car il faut savoir que dans Donjon, les Lapins sont un peuple xénophobe vivant en autarcie dans la petite bourgade veule et bourgeoise de Zautamauxime et qu’ils détestent « les étrangers qui puent la patate ». Retrouver un(e) Lapin(e) souriant(e) servant joyeusement à boire à des personnages de races diverses et variées était donc un non-sens et contraire à certains fondamentaux de la série. Devant la remarque des fans, Boulet (qui bien sûr n’avait pas pensé à ce « détail ») répliqua piteusement qu’il devait « s’agir d’une Lapine renégate, qui a renié et fui sa communauté d’origine » (sic). Une explication foireuse prononcée à l’emporte-pièce qui lui permettait de sauver un peu la face comme il pouvait, mais qui avait du mal à convaincre.

Il n’en fallait pas plus à Sfar et Trondheim pour rebondir sur les propos de Boulet et les remarques des fans et décider de réaliser un album Donjon Monsters qui aurait pour personnage principal cette fameuse Lapine et réparer ainsi la bourde de Boulet, en expliquant comment ce personnage en était arrivé à ce statut de serveuse dans une auberge située loin de Zautamauxime. On a là un cas tout à fait unique en bande dessinée où les lecteurs influent directement sur l’avancée d’une série et sont à l’origine même de la parution d’un album dans cette série ! Evidemment, c’est aussi le genre de défi qu’aiment bien relever Trondheim et Sfar, en essayant d’imaginer une histoire à partir d’un fait qu’eux-mêmes n’ont jamais imaginé auparavant. Bref, Donjon continue de surprendre et de rester Donjon, c’est-à-dire une série en perpétuelle mutation, qui aime jongler avec les codes de la BD, et qui n’hésite pas à prendre des chemins de traverse totalement insoupçonnés, comme réaliser tout un album à partir de remarques de lecteurs. Et c’est bien pour ça qu’on aime tant cette série !

La bière supérieure narre donc les aventures de Bonnie Mallory, Lapine désireuse de découvrir le monde hors de Zautamauxime et engagée par le plus gros brasseur du village pour aller exporter sa bière dans les meilleures auberges de Terra Amata. Passée la surprise donc de lire un album centré sur un personnage entièrement nouveau qui apparaît pour la première fois dans la série (un procédé déjà employé dans Les profondeurs (DM9) ou Des soldats d’honneur (DM10)), la plus grosse surprise est peut-être de constater que cet épisode est étrangement peu humoristique (certains passages étant assez trash voire carrément tristes), ou plutôt que l’humour développé est surtout de l’humour noir. Etonnant quand on sait que cet album se déroule au niveau 7 de la chronologie du Donjon, soit en pleine période Donjon Zénith, censée être l’époque la plus joviale et la plus légère de la saga. Heureusement, ce manque de légèreté est compensé par un scénario très prenant, riches en rebondissements et en personnages d’envergure.

Le fait que l’album soit centré sur un personnage totalement nouveau fait que l’intrigue de cet épisode est très déconnectée de la trame narrative de la série principale. Loin d’être un défaut, ce point fait au contraire de La bière supérieure un tome très rafraîchissant ; l’album étant au final l’occasion pour Sfar et Trondheim de développer encore plus leur univers et de revisiter les lieux emblématiques de la saga sous un nouvel angle (Zautamauxime et Poissonville, notamment). En revanche, le caractère anecdotique de l’intrigue de La bière supérieure fait que les liens avec les autres albums de la saga sont assez peu nombreux. Un seul, pourtant, est franchement évident et il vaut son pesant de cacahouètes et ravira certainement tous les fans de la série tant la surprise est aussi inattendue que succulente : on découvre en effet ENFIN le devenir de ce fumier de Jean-Michel, l’un des méchants les plus emblématiques de la branche Donjon Potron-Minet, et on ne peut pas dire que cette bordille se soit arrangée ou repentie avec le temps, loin de là ! On assiste aussi – bien évidemment – à la scène de l’auberge de Hors des remparts (DZ7) avec Herbert, Marvin et Isis, qui a justifié l’existence même de cet album. Pour le reste, ce ne sera que suppositions et hypothèses (Angy est-elle la fondatrice de l’ordre des Assassins que dirigera plus tard Fayez Ul-Rahman à Donjon Crépuscule ?)

La bière supérieure donnera aussi l’occasion à certains de découvrir le travail de Bastien Quignon, jeune dessinateur surdoué qui se fond parfaitement dans l’ambiance « donjonesque ». Le dessinateur a parfaitement su adapter son trait au style Donjon, tout en parvenant à insuffler une touche personnelle aux différents décors et personnages. Avec une petite pointe de rusticité dans le dessin, Quignon dépeint magnifiquement les différents paysages du monde de Donjon et son dessin un brin rugueux illustre très bien le caractère champêtre de Zautamauxime comme l’ambiance sordide de Poissonville par exemple. Quant aux personnages, Quignon se les est approprié de fort belle manière, avec des Lapins assez différents les uns des autres (au contraire de ceux de Trondheim, Alfred, Yoann ou Larcenet par exemple, qui les dessinait tous de manière identique), des créatures amphibies très variées et des Chats qui graphiquement respirent la méchanceté (la représentation de Jean-Michel en vieux matou odieux est excellente).

De part son intrigue très éloignée de celle de la série principale et ses qualités graphiques qui respectent les canons de la série, La bière supérieure peut se lire aussi bien par les habitués de la saga qu’en tant que « one shot » par les lecteurs novices qui ne connaissent rien de Donjon : l’essence même de la série Donjon Monsters.