Des avocats intègres, des promoteurs immobiliers véreux, une institutrice alcoolique et … des morts-vivants en pagaille !
Avec son titre énigmatique et sa couverture qui ne l'est pas moins (mais qui est donc ce nouveau personnage en plein centre de la couverture de l'album ? Quel lien a-t-il avec les personnages connus de Donjon ?), ainsi que sa page de titre qui indique que l’action de l’album ne se situe pas à un niveau précis de la chronologie du Donjon, mais sur une temporalité étalée allant du « niveau -79 à +9 », Quelque part ailleurs se case d'emblée parmi les Donjon Monsters les plus intrigants de la série. Si l’on ajoute la participation en guest-star au dessin de Guy Delisle, grand nom de la BD, il y a de quoi véritablement frétiller d’excitation pour tout fan de la série qui se respecte !
Comme on le devine en observant la très chouette couverture de l’album, Quelque part ailleurs a pour héroïne un nouveau personnage. Le fait que l'album soit centré sur un personnage totalement nouveau dans la série n'est pas un événement en soit, puisque Sfar et Trondheim nous ont déjà fait le coup par le passé sur plusieurs tomes de la série Donjon Monsters (DM9, DM10, DM14). Quelque part ailleurs aurait donc très bien pu se ranger dans la catégorie des Donjon Monsters "secondaires" ou "dispensables" (sauf pour le fan assidu de la série !) si Trondheim et Sfar n'avaient pas eu l'idée géniale d'inclure l'album dans une improbable tétralogie (oui, parce que les diptyques ou les trilogies ça a déjà été fait plusieurs fois dans la série et c'est trop facile !) avec trois autres albums de la série (Larmes et brouillard (DZ9), Formule incantatoire (DZ10) et Le coffre aux âmes (DA+10001)), les quatre opus formant un cycle complexe racontant sur plusieurs époques l'histoire du Colcanuru, ce fameux coffre magique renfermant un passage entre la dimension des Vivants et celle des Morts. Une astuce scénaristique qui fait du coup de Quelque part ailleurs un tome totalement indispensable de la série et qui montre que notre duo de scénaristes en a encore sous le pied pour continuer à sortir Donjon des sentiers battus !
L'album a donc pour personnage principal Andrée, jeune fouine binoclarde engagée par le célèbre avocat Eustache Ravin en tant qu’assistante juridique pour l’aider à défendre les Morts peuplant le cimetière de Nécroville qui voient leur territoire menacé par les bourgeois résidant dans la haute ville (réservée aux Vivants fortunés) et désireux d’étendre leurs quartiers (rien que cette phrase devrait vous démontrer à quel point Donjon est une série délirante !). L’album est une vraie réussite : très drôle (avec cet humour absurde et décalé typique de la série qu’on aime tant), doté d’une vraie bonne intrigue parsemée de rebondissements farfelus et de scènes autant épiques que cocasses, avec tout un tas de personnages attachants et bien sûr, comme tout bon Donjon qui se respecte, faisant référence à divers épisodes de la série. Si l’apparition de quelques personnages bien connus de la saga fait toujours plaisir (Eustache Ravin, Guillaume De la Cour, Horous …), la vraie bonne idée de Sfar et Trondheim aura été de camper l’action de cet album à Nécroville, ce qui nous permet d’en apprendre davantage sur cette ville-cimetière aussi fascinante qu’originale, à propos de laquelle on ne savait que très peu de choses car elle n’était apparue jusque-là que dans le seul Une jeunesse qui s’enfuit (DPM-97).
Un autre élément que j'ai apprécié, c'est que Quelque part ailleurs fasse la part belle aux fantômes. Dans l'Héroïc Fantasy en général et dans Donjon en particulier, les morts-vivants ont toujours eu une place de choix. Si Sfar et Trondheim ont mis en vedette quelques une de ces créatures emblématiques de la littérature fantastique dans certains albums de la série (les Vampires dans Le jour des crapauds (DP3), les Zombies dans Jean-Jean la Terreur (DM1), les Squelettes dans Réveille-toi et meurs (DM13)), étrangement ils n'avaient jusqu'alors que très peu développé le personnage du Fantôme. Une anomalie réparée dans Quelque part ailleurs qui personnellement me fait très plaisir car j'ai toujours eu un faible pour ces créatures. La plupart des fantômes de ce récit étant en plus des fantômes d’enfants, les auteurs s’en donnent à cœur joie pour ajouter au caractère lugubre que l’on prête régulièrement à ces revenants une bonne dose de naïveté, d’espièglerie et de cruauté non intentionnelle, ce qui en fait finalement des personnages terriblement drôles et attachants.
Jusqu’à présent, la série Donjon n’avait jamais fait appel à un dessinateur largement connu du grand public. Les dessinateurs invités pouvaient selon moi être classés en trois catégories : les auteurs méconnus à la base ayant ensuite connu un très grand succès populaire APRES leur participation à Donjon (Blain, Larcenet, Boulet, Yoann …) ; les auteurs considérés déjà comme des références dans le milieu de la BD alternative au moment de leur participation à Donjon – et ayant acquis ensuite plus ou moins de notoriété auprès du grand public (Andreas, Blutch, David B., Nine …) ; et les auteurs typiquement underground restés dans le milieu de la BD alternative et méconnus du grand public malgré leur participation à Donjon (Menu, Stanislas, Vermot-Desroches, Blanquet …). Guy Delisle est donc véritablement le premier dessinateur « star » ayant une forte notoriété auprès du grand public à participer à Donjon. Un choix curieux de la part de Sfar et Trondheim. Car connaissant l’extrême simplicité (pour ne pas dire la pauvreté …) du dessin de Delisle, on aurait pu s’attendre au pire. Au final, bien que le dessin soit minimaliste, Delisle s’en sort plutôt bien et, comme dans Inspecteur Moroni, le trait simple et sans fioriture, un peu anguleux, du dessinateur québécois véhicule à la perfection l’humour absurde qui se dégage du scénario, rappelant par bien des points le dessin faussement naïf de Trondheim sur les premiers Donjon Zénith.
Au final, avec son scénario drôle et palpitant et son dessin minimaliste sympathique, l’album est accessible au plus grand nombre, avec quelques allusions sympas pour les connaisseurs et une histoire savoureuse pour ceux qui découvrent. Soit le concept même de la série Donjon Monsters.