Nous avons tous envie de savoir comment on en est arrivé à Hiroshima, et c'est une question qui en appelle bien d'autres : quel a été le rôle d'Albert Einstein ? Si Roosevelt n'était pas mort, cela aurait-il changé quelque chose ? Quelle est la responsabilité d'Harry Truman ? Comment un projet aussi gigantesque que le projet Manhattan (2 milliards de dépenses) a-t-il pu être gardé complétement secret ? Quels ont été les programmes nucléaires soviétiques, nazis ?
Aucune de ces questions n'a de réponse simple, et pour bien comprendre, l'idéal est de reconstituer la chronologie qui va jusqu'à la prise de décision. Et c'est ce que fait ce livre, ce gros volume de 450 pages décomposé en six chapitres et un épilogue, avec une postface des deux scénaristes et du dessinateur.
Et c'est une solution intéressante, car j'ai déjà lu un Découverte Gallimard sur la question, et il faut dire qu'en livre, même illustré, cela a quelque chose d'abstrait tant le sujet est complexe pour le profane. Il y avait aussi le film de Roland Joffé, Les maîtres de l'ombre, qui a l'énorme défaut de faire de la création de la bombe une success story entre des tempéraments incompatibles. La bande dessinée est un bon moyen terme entre documentation et incarnation.
Surtout quand, et c'est la première chose qui frappe en ouvrant ce volume, elle est servie par un graphisme réaliste mais expressif à la Milton Caniff, en beau noir et blanc donnant leur part aux applats d'ombre. Le découpage, assez stéréotypé façon roman-photo, est efficace juste comme il faut pour servir le propos sans le parasiter.
Afin de bien comprendre la démarche des auteurs telle qu'évoquée dans la postface : Alcante et Bollée sont deux scénaristes français. Alcante a visité le musée d'Hiroshima quand il avait onze ans et a été durablement frappé par la trace noire laissée par le corps d'un homme assis sur les marches d'une banque en attendant l'ouverture. A l'origine de ce livre, il y avait la volonté de comprendre comment une telle horreur a été possible, et essayer de mettre une histoire derrière cette ombre.
Le pari est réussi, car le travail de documentation est vraiment conséquent. Ce n'était pas une mince affaire de sauter de lieux en lieux, d'acteurs en acteurs, pour reconstituer la genèse du projet Manhattan. La lecture demandera certes quelque effort, mais les caractères sont bien posés, et l'on fouille dans le détail, jusqu'à la question de l'acheminement de l'uranium du Katanga jusqu'aux Etats-unis, ou la livraison de la bombe d'Hiroshima sur un navire, l'USS Indianapolis, qui connaîtra une des pires catastrophes navales américaines de la Seconde guerre mondiale (mais après avoir livré son funeste fardeau).
La reconstitution chronologique est intéressante pour voir les synchronicités, par exemple l'expérimentation de la première pile atomique à Chicago en décembre 1942 et le sabotage de l'usine norvégienne de Vemork, censée approvisionner les nazis en eau lourde.
Certaines questions épineuses ne restent pas tranchées, comme la question de savoir si le retard du programme nucléaire nazi était dû à une tactique délibérée du physicien Heisenberg, ou bien à son incompétence. Des sujets qui fâchent, comme l'expérimentation d'injection de plutonium sur des cobayes américains qui l'ignoraient, ne sont pas laissés dans l'ombre. C'est bien.
La caractérisation d'acteurs majeurs comme Leo Szilard (qui a la part belle), Enrico Fermi et évidemment Oppenheimer est fort réussie. J'apprécie en particulier le rappel sur la surveillance constante que subissent les deux premiers du fait de leur statut d'alien enemy.
On aurait pu aller un peu plus loin dans l'apparat critique avec une chronologie finale et quelques notes, mais l'ouvrage est déjà un beau bébé bien lourd, donc je comprends que l'éditeur ait arrêté les frais.
La bombe est parmi ce qui se fait de mieux dans le roman graphique à usage pédagogique. Peu d'ouvrages ont creusé plus profond leur sujet (j'ai juste La pieuvre, sur la mafia sicilienne, qui me vient à l'esprit). On peut toujours discuter les arbitrages scénaristiques qui ont été faits pour rendre le récit prenant, les petites saynettes, mais le fait est que l'ouvrage parvient à rendre haletant le compte à rebours avant la catastrophe.