Poste de police de New-York, 1992
Natacha, séduisante hôtesse de l'air blonde, entre dans le commissariat, légèrement inquiète. Elle s'annonce et un policier lui fit signe d'attendre sur une chaise prévue à cet emploi. La jeune femme prend sur elle et s'installe. Elle sort de son sac une bande dessinée de Freni, auteur belge d'origine alsacienne, intitulée Rätchen et le tueur Masqué. Ses yeux se plongent dans la lecture, ses longues jambes se croisent et la moitié du personnel du commissariat se pâme, en bave. Excepté une vielle policière qui entonne un toussotement réprobateur, en vain.
Le temps commence à se faire long, le commissariat est toujours figé et Natacha, qui vient de terminer son album, le range et se plonge, non sans soupirer fin de manifester son agacement, dans un numéro du magasine Pepper traitant des Arcanes du block-buster.
C'est alors qu'un imperméable beige assez crasseux fait irruption dans le hall du commissariat.
- Bonjour, M'dame Natacha ! C'est un plaisir de vous voir ! Dites-moi, qu'est-ce qui vous amène ici, hum ?, s'exclame jouasse le Lieutenant Columbo.
Un peu décontenancée, l'hôtesse de l'air lui répond:
- Mais voyons, Lieutenant, je ne comprends pas ... On m'a appelé pour me signifier que je devais vous rencontrer ici pour interrogatoire. Cela fait bien deux heures que j'attends !
Remarquant soudainement ses collègues masculins dans une parfaite représentation du Musée de Madame Tussaud, le Lieutenant confirme:
- Ah, bah, j'vois ça, oui, oui ... Je ... Je vous ai fait venir ici ?
- Oui, Lieutenant ! Nous avions rendez-vous il y a deux heures ! Plus de de deux heures de cela !
- Dans ce cas, M'dame, je suis navré, vraiment complètement navré ... heu, dites ... puisque vous êtes là ... cela vous dérangerait-il de m'accompagner dans mon bureau ? Ainsi, nous ferons cet interrogatoire, je ferai mon rapport et je pourrai l'envoyer à mon chef, par fax. Vous savez, c'est incroyable ce qu'on faire avec ces machines-là ! Certains sont contre ! Mon beau-frère Bob, lui, il dit carrément que ce sont des machines incertaines, qu'il peut arriver tout et n'importe qui, surtout n'importe quoi d'ailleurs ... moi, j'dis qu'on arrête pas le progrès. C'est vrai, c'est incroyable ces ...
- Lieutenant, le coupe la jeune hôtesse excédée, j'ai un double vol qui m'attend, ainsi que mon ami Walter, je vous en prie, dîtes-moi ce que vous voudriez savoir !
- Hein ? oh, oui, oui, ne vous inquiétez pas ! Montons dans mon bureau, nous serons bien plus tranquilles !
Escorté par l'étrange petit lieutenant, Natacha monte un puis deux étages, traverse un couloir de bureau et atteint l'un d'entre eux dont la porte est ouverte, tandis que son guide s'arrête pour saluer chacun de ses collègues un par un. A leurs airs amusés ou ennuyés, l'on comprend que ce n'est pas le premier salut du jour.
Ils entrent enfin dans le bureau et Columbo désigne un siège:
- Un trône pour vous, M'dame Natacha ! Vous savez, je ne vous fais pas venir pour vous ennuyer. Mais c'est mon chef, il faut que je lui donne un rapport complet des faits et ...
- Et ?, reprend Natacha, L'affaire est pourtant claire, Lieutenant ! Vous y étiez, vous avez tout vu ...
- Qui, moi ? Oui, oui, tout vu, tout vu ... Cela dit M'dame, y' a tout de même un p'tit détail qui me chiffonne dans cette affaire ...
- Lequel, Lieutenant ?
- Eh bah, voilà: deux de nos témoins, M. Walthéry, votre biographe officiel, et M. Peyo, Docteur ès Schtroumpfreries, nous ont révélé que vous et ce Monsieur Walter, dont vous parliez tout à l'heure, vous êtes partis en vacances, dans le Sud de la France ...
- Oui, nous avions enfin quelques congés et nous avons décidé d'en profiter.
- Ah ... mais Monsieur Walter et vous ... vous êtes, comme on pourrait dire, des collègues de travail, non ?
- Oui, Lieutenant, cela fait un certain temps que nous travaillons pour la Bardaf, comme c'était déjà le cas du grand-père de Walter et, à son corps défendant, bénévolement, par hasard pour ainsi dire, de ma propre grand-mère.
- C'est ça qui me chiffonne, M'dame ... Voyez, quand moi je pars en vacances ... notez, ça ne m'arrive pas souvent, mon maigre salaire de policier ne me le permet guère ... enfin, moi, quand je pars en vacances, je pars avec des amis ou avec ma femme, pas avec collègues de bureau. Je laisse mon travail derrière moi ...
- Mais Walter et moi sommes également amis, Lieutenant. Et voyager, c'est un peu aussi notre travail ... c'est dur de faire abstraction ...
- Ah, oui ... remarquez, selon un autre de nos témoins, M. Victor Hubinon ...
- Dubidon, Lieutenant !
- Vous d'mande pardon, M'dame, mais c'est dans mon dossier, je ...
- Non, Lieutenant, Dubidon, c'est son nom ... non Hubinon ...
- Ah ...
- C'est votre ami en plus, vous devriez le savoir !
- Ah, oui, oui, M'dame, vous avez tout à fait raison ... Heu, toujours est-il que selon lui, M. Walter aurait déclaré: "Plus jamais je ne remettrai les pieds dans un avion ! Plutôt mourir !" Et vous, vous lui auriez répondu :" Si je comprends bien, vous allez changer de métier".
- J'avais mal compris, Lieutenant. Du moins, lui rappelai-je que nous travaillions dans l'aviation. Enfin, en un sens. Walter était déboussolé et nous étions justement en vacances, Lieutenant, à mille lieues de nos aventures en avion traditionnelles.
- Cependant, vous allez en vacances ensemble, vous passez la nuit ensemble dans une tente, vous passez des nuits chez M. Walter à l'occasion, vous avez passé près de deux ans en solitaire sur une île d'outre-monde ... Dites-moi, M'dame, seriez-vous plus que simplement collègues et amis ?
- Lieutenant, s'offusqua le sosie de Mireille Darc, c'est une affaire plus que personnelle, d'ordre intime ! Qui e vous regarde pas, quoi !
- Et pourtant, M'dame, pourtant, je pense que vous entretenez une relation amoureuse avec votre ami steward: j'en ferai le Grand pari !
- Et vous perdriez beaucoup d'argent, Lieutenant: Walter et moi sommes juste des amis ! Des amis qui se fréquentent souvent ! Je sais que dans les temps nouveaux, on ne peut imaginer un homme et une femme sans leur prêter une histoire de fesse, que l'on ne saurait imaginer les choses autrement pour un homme et un homme ou une femme et une femme d'ailleurs, mais Walter et moi sommes très classiques.
- Oui, M'dame, oui, ça se tient ... oui, oui... Oui, mais alors, la question que je me posais était la suivante: exercez-vous le métier de détective privé lorsque vous êtes en vacances ?
- Non, pourquoi ?
- Eh bien, voyez ... c'est pour cela que j'aurais préféré vous entendre dire que M. Walter et vous étiez amants, M'dame ... Heu, voilà le témoignage d'un garagiste de Cucuron qui passait en camion près de l'espace de camping où vous étiez avec M. Walter. Quand vous lui avez proposé d'aller à l'office des brevets et recherches scientifiques de Marseille, M. Walter aurait déclaré: "ça y est ! Finies les vacances !"
- Je ne vois pas où vous voulez en venir, Lieutenant ...
- Hein ? Bah, moi non plus .. Je ... Ah, si ! Si ! Voilà, M'dame, êtes-vous bien sûre d'avoir vécu cette aventure ?
- Je ne vous saisi pas ...
- Je veux dire que je pense que votre biographe a repris une histoire écrite par M. Peyo, une aventure de deux jeunes détectives qui eux ne sont pas du tout amoureux, mais alors pas du tout ...
- Avez-vous fini ?, s'emporta l'hôtesse en décochant une vive gifle à Columbo, Mufle !
- J'vous demande pardon, M'dame, mais avouez qu'il y a beaucoup de liens entre votre aventure et ... et celle de Jacky et Célestin. Tenez, rien que le titre, M'dame ! Votre aventure est intitulée La Ceinture de Cherchemidi, la leur La Ceinture noire !
- Il existe des milliers de ceintures de par le monde et bien des gens en portent ! Vous cherchez midi à quatorze heure, Lieutenant, vous vous attachez à des détails !
- Mais justement, M'dame: d'où peut bien venir ce nom de Cherchemidi ? C'est un nom pas courant, ça ... J'ai épuisé tout le Bottin ciné avec ma femme, eh bien, ,il n'y a personne de ce nom-là !
- Vous avez sans doute mal cherché ...
- Et moi, M'dame, moi je n'ai jamais participé à aucune de vos aventures ...
- Ecoutez, Lieutenant Columbo ...
- Comment m'avez-vous appelé ?
- Lieutenant Columbo ...
Le Lieutenant s'adresse alors soudainement à ses collègues des bureaux voisins, apparemment à l'écoute de leur conversation.
- Vous avez entendu comment elle m'a appelé ?
Les autres d'opiner du chef.
- Vous seriez prêts à en témoigner devant une cour de justice ?
Les autres de répondre par l'affirmative.
- Pourrais-je vous demander ce que j'ai dit de si bizarre, Lieutenant ?, demande Natacha au comble de la surprise et de l'inquiétude.
- Ce que vous avez dit, M'dame ? Oh, rien, trois fois rien: vous m'avez appelé Columbo.
- Et alors ? Quoi d'étrange à cela ? C'est bien votre nom, non ?
- Le mien ? Oui, M'dame, oui, sans aucun doute !
- Vous voyez !
- C'est mon nom mais ce n'est pas celui du personnage qui apparaît dans le récit de votre aventure.
Columbo sort alors un exemplaire de La Ceinture de Cherchemidi d'un tiroir de son bureau et l'ouvre juste devant le nez de sa belle accusée:
- Regardez page 29, lors de notre première rencontre. Lisez votre réplique, s'il vous plaît, M'dame.
- Oui, si vous insistez. "J'en suis certaine, Inspecteur ...."
- "Inspecteur ... ?"
- "Palombo", termina Natacha, prise sur le fait.
Un silence lourd tomba soudain sur l'étage.
L'hôtesse de l'ai était tombée dans le piège du policier débraillé. Elle était en plein cauchemirage ! L'hôtesse se sentait comme accusée d'avoir volé la Monna Lisa et ses dessous lui semblaient lourds comme des culottes de fer. Columbo la dévisageait d'un regard lui aussi très lourd, lourd de reproches.
L'ange blond changea donc de tactique et passa aux aveux :
- Lieutenant, je reconnais que mon biographe m'a mise en scène dans l'aventure d'autres héros. Mais je peux expliquer la chose. Je ne voudrais pas que vous me preniez pour une veuve noire. Il ne s'agit pas de plagiat. D'ailleurs, Lieutenant, qui se rappelle des aventures de Jacky et Célestin ? Réécrite pour moi, cette aventure a attiré l'attention des lecteurs: une mini-robe, deux petits shorts, quelques maillots sexy et, hop, le tour est joué: nous avons tiré une histoire de l'oubli. M. Walthéry et moi, nous nous sommes fait en quelque sorte le Regard du Passé. Nous n'avons d'autre excuse que d'avoir voulu bien faire. Comme des archéologues, nous avons voulons recréer des dinosaures à partir de leurs fossiles, une histoire nouvelle à partir d'une histoire ancienne. N'est-ce pas ce qu'on appelle l'intertextualité ?
- Si, M'dame, si: vous avez tout à fait raison. Et je suis content que vous ayez pensé à me mettre en scène dans cette réécriture, sous un autre nom. Ainsi que MM. Hubinon, Will, Jijé et M. Dupuis, qui, évidemment, ne porteront pas plainte. Aviez-vous des complices ?
- Oui, M. Mitéï, qui nous a dessiné de très beaux décors de Liège, de Cucuron, de Marseille et de Cassis. De très beaux décors, Lieutenant, d'une beauté à couper le souffle et d'un réalisme appuyé !
- Oui, oui, je vois, M'dame, répond Columbo en feuilletant l'album, ce sont j'en suis certain, d'exquises circonstances atténuantes.
- Suis-je libre, Lieutenant Columbo ?, s'enquit l'hôtesse de l'air.
- J'en connais qui préféreraient que vous restiez ici, M'dame, tant vous êtes jolie. Mais il faut bien fermer l'album et laisser le lecteur vous retrouver ailleurs, loin d'ici, jamais peut-être ... Je vous demanderai juste de ne pas trop vous éloigner de votre univers, de ne pas trop jouer les nomades de l'air.
Natacha se leva, enfila ses gants, prit son sac.
- Merci, Lieutenant, dit-elle.
Et tandis qu'elle allait sortir de la pièce:
- Heu, une dernière p'tite chose, M'dame Natacha !
La belle synthèse de France Gall, Dany Carel et Mireille Darc se retourna, un léger souris aux lèvres:
- Oui, Lieutenant ?
- Quand j'dirais ça à ma femme ...
- Je vous enverrai un autographe pour Madame Columbo, sans quoi elle ne voudra pas vous croire.
Et, dans un clin d'oeil, elle sortit.