Quand Batman devient la proie ...
Quand DC décide de relancer toutes ses séries (la fameuse opération The New 52 de septembre 2011), c'est tout naturellement que l'éditeur se tourne vers Scott Snyder pour scénariser la chose. Déjà à l'oeuvre sur le Chevalier Noir via quelques très bonnes histoires rédigées pour le compte de Detective Comics (The Black Mirror, Gates of Gotham), le New Yorkais nous offre ici ce qui est sans nul doute la meilleure histoire de Batman de ces dernières années, n'en déplaise aux adorateurs de Grant Morrison.
Le pitch ? Arrivé sur une scène de crime, Batman découvre un indice présentant la prochaine victime de ce mystérieux tueur comme étant ... Bruce Wayne, rien que ça. S'en suit la découverte d'une mystérieuse organisation contrôlant Gotham City depuis des siècles (décidément, Snyder a un problème avec les conspirations de grande envergure), mais aussi et surtout un Batman/Bruce qui perdra pied au fil de l'aventure, allant jusqu'à frôler la démence au cinquième épisode (sur douze au total). On le verra au cours de l'aventure voir toutes ses convictions (et donc accessoirement les nôtres) sur Gotham City, sa ville, partir en fumée, persuadé qu'une telle société secrète ne peut exister dans son dos, lui qui l'arpente toutes les nuits depuis tant d'années et jurerait en connaître tous les recoins. Snyder joue également beaucoup sur la métaphore animale : le hibou étant le prédateur naturel de la chauve-souris, Batman se retrouve ici dans la position de la proie, traqué jusqu'à dans son propre foyer. On est là bien loin du héros tout-puissant auquel on avait pu être habitué, et en plaçant Batman dans cette position de faiblesse presque inédite, Scott Snyder nous offre là une vision du personnage vulnérable, terriblement humaine, mais aussi diablement grandiose une fois le plan des Hiboux déjoué et son plan de vengeance mis en marche.
La force de Snyder (comme de tout grand scénariste), c'est aussi de savoir jongler habilement entre continuité et éléments nouveaux. Bien qu'il eut aisément pu nous servir une histoire lambda, quoi qu'efficace, et regroupant un casting all-star d'ennemis de Batman, le papa d'American Vampire préfère s'appuyer sur un méchant inconnu, nous faisant partager le flou total dans lequel évolue l'homme chauve-souris, et laissant ainsi libre cours aux théories les plus folles sur de possibles membres de la Cour des Hiboux (Joe Chill, Alfred Pennyworth, j'en passe et des meilleurs). De la même façon, il n'hésite pas à faire intervenir de nouveaux personnages (Lincoln March, Harper Row) ou d'anciens (Dick Grayson, Alfred), à les placer au coeur de l'intrigue et livrer une vision très juste de leur relation avec Bruce, pour ensuite les faire disparaître (ou pas ?) si l'intrigue l'exige. S'il ne contenait pas sa dose d'action, ce Batman pourrait presque passer pour un thriller psychologique, c'est dire.
Car oui, Scott Snyder ne rechigne jamais à nous offrir des scènes de combat qui, fort heureusement, n'arrivent jamais comme un cheveu dans la soupe et ont toujours une raison d'être. L'occasion d'évoquer le travail magistral de Greg Capullo, qui nous gratifie de combats chorégraphiés à la perfection, donnant une sensation de mouvement et de dynamisme hélas trop rare par ces temps-ci. La grande force du dessinateur américain, c'est aussi sa capacité à pondre de sublimes et vertigineux décors (le manoir Wayne, le labyrinthe) qui font honneur à l'histoire de Scott Snyder. On sent d'ailleurs une réelle alchimie entre les deux hommes, tant ils arrivent aisément à nous transmettre des émotions (dans le sixième numéro, la blancheur des cases donne un côté hôpital psychiatrique au décor, quand la vision déformée des différents personnages et l'oeil hagard de Batman en disent long sur son état psychologique), là où sa barbe qui pousse au fil des épisodes nous fait l'accompagner dans sa lente descente aux enfers. Et que dire de cette magnifique innovation technique employée dans le cinquième numéro (décidément), au final toute bête mais qui saura vous faire partager la folie qui s'empare de Bruce Wayne ? Peut-être pas au sommet de son art dans les onze numéros qui composent cette histoire, Capullo aura en revanche su se transcender dans le onzième et dernier, où mise-en-scène, découpage et crayonnages bénéficient tous du même soin et du même sens du détail.
Ce Batman est au final le condensé de toutes les qualités de scénariste de Scott Snyder, qui parvient à creuser le background historique des personnages pour mieux influencer et appuyer leurs aventures d'aujourd'hui (en atteste la révélation dantesque présente dans le dixième numéro, qui surprendra les nouveaux lecteurs autant que les vieux de la vieille). Narrateur né, dialoguiste efficace sans pour autant chercher à chaque fois la punchline qui tue (dédicace à toi, Joss Whedon), Scott Snyder met les bons mots sur cette histoire qui nous emmène aux confins de la peur et de la folie, auxquels on avait cru le Chevalier Noir immunisé. Voué à devenir un must-have du personnage, au même titre que Year One ou Long Halloween, La Cour des Hiboux se permet en plus de modifier pour de bon les origines du personnage, comme Frank Miller en son temps. La grande classe. Pas égoïste pour un sou, Snyder se permet même, dans le onzième épisode faisant office d'épilogue, d'apprendre au lecteur que la Cour des Hiboux et son mystérieux leader (dont on taira ici le nom) n'ont clairement pas dit leur dernier mot, ouvrant ainsi la porte à un retour de ces derniers dans plusieurs années. Quant au prétendu lien entre Bruce Wayne et ce fameux leader, il faudra également attendre quelques temps avant d'avoir le fin mot de l'histoire.Une preuve (encore une) que cette histoire entre définitivement dans l'histoire du Chevalier Noir (malgré une conclusion un peu facile, où Scott Snyder, étonnamment peu audacieux, se lave les mains et se garde bien d'écrire toute conclusion au sujet des personnages qu'il a créés onze numéros plus tôt), de par son accessibilité, sa manière de flatter les anciens lecteurs, la situation inédite dans laquelle elle place Batman, les moult rebondissements qui jalonnent l'histoire, et bien évidemment l'importance qu'elle est amenée à revêtir dans l'histoire du Chevalier Noir. Si Batman vous a toujours intrigué mais que vous ne savez pas par où commencer, voilà un titre qui vient tout juste de rejoindre Year One et Un Long Halloween au rang des immanquables du personnage.
Critique rédigée après lecture des 11 épisodes (en VO) que comporte cette histoire (quoi qu'on vous dise, le #12 est un simple one-shot visant à éclaircir un évènement survenu durant le #7).