La référence au mythique quinzième album de Blueberry était trop évidente pour que je m'en passe, mais en vérité les points communs avec cette deuxième aventure de l'Undertaker, La Danse des Vautours, sont moins nombreux que les différences. Je pourrais mentionner la prédominance féminine de l'escorte de la dernière demeure de Joe Cusco, l'absence de tout élément mexicain, le fait que le cercueil contienne réellement de l'or (spoiler pour une BD de 1969!), la fin heureuse... je pourrais multiplier les exemples mais il ne s'agit là que de simples détails de la narration. Non, la différence majeure avec le chef-d'oeuvre de Charlier et Giraud se situe au niveau du rythme.
Dans les deux cas pourtant, nous avons affaire à une course-poursuite où les protagonistes, en dépit de leur énergie, se retrouvent les jouets du destin et d'un dessein machiavélique qui les dépasse. Mais dans BPUC, ils ne s'en rendent compte qu'une fois que le twist final a mis en évidence la futilité de leur quête, là où Dorison et Meyer, en limitant un peu plus les rebondissements, donnent l'occasion à leurs personnages de réfléchir à leurs au fur et à mesure que celles-ci influent sur le cours des événements. Simplement dit : BPUC va vite, très vite, alors que LDDV prend son temps, ce qui est paradoxal car il s'agit d'une course contre la montre.
De fait, toute BD qui s'ouvre sur un flashback centré non sur le "héros" mais sur un personnage secondaire, et où il ne se passe rien qui influe considérablement sur la trame narrative, ne peut être que "character driven", comme disent nos amis anglo-saxons, "conduite par ses personnages". Ces quelques cases sur la rencontre entre Rose Prairie et feu Joe Cusco ne sont cependant guère moins magistrales que celles introduisant Jonas Crow dans le tome précédent. Il en émane une violence froide et latente qui contraste de belle manière avec les fusillades, explosions et tortures du reste de l'album, sans parler des couleurs.
Tout à la fois pimbêche de service et atout charme de la BD, Rose aurait à ce titre très bien pu n'être qu'une double caricature ; la BD western en général, et Blueberry en particulier, n'a pas toujours traité ses personnages féminins avec la plus grande finesse, mais fort heureusement Rose fait figure d'exception - qui sera bientôt la norme, souhaitons-le. À cheval sur ses principes chrétiens, Rose a pourtant plus d'une fois été contrainte de faire des compromis, et continuera à en faire tout du long de ce tome 3, sans pour autant perdre de vue ses valeurs et en faisant de son mieux pour les véhiculer à Jonas, dont elle contrebalance le cynisme. Cet équilibre précaire, qui se transforme en pas de danse perpétuelle avec le beau croque-mort (la fameuse "danse des vautours" ?), fait tout le charme de leur dynamique et nous investit dans un "will they/won't they" qui aurait très bien pu ne faire figure que de case à cocher.
Chinoise, petite, laide, relativement âgée, Lin est quant à elle aux antipodes des canons habituels de la BD western franco-belge - mais elle n'est pas là que pour le quota racial. Increvable, dure au mal et dotée d'un humour guère moins noir et ravageur que Jonas, la native de l'Empire du Milieu cache cependant un lourd secret qui fera d'elle la pierre angulaire du récit, et qui en dit long sur l'absence de manichéisme et sur les talents d'auteur de Xavier Dorison. Ce traitement mature et débarrassé des habituels clichés sur les Asiatiques n'est pas sans rappeler l'ultime saison de la très inégale série télé d'AMC, Hell on Wheels. Là encore, il ne reste plus qu'à souhaiter que l'exemple soit davantage suivi !
Mais si Rose et Lin terminent LDDV dans une meilleure posture (morale) qu'elles ne la commencent, ce n'est pas le cas de tout le monde, et certainement pas des mineurs, dont la descente dans la folie cupide est probablement l'autre point commun avec BPUC. À l'instar du capitaine Finlay, le sudiste romantique devenu bandit de grand chemin, la population mâle d'Anoki City se laisse aller à une auto-destruction en règles, pourvu qu'elle leur apporte un trésor qui, espèrent-ils, viendra compenser des années et des années de misère. Dire que le rêve américain a mal tourné pour cette bande d'ivrognes serait un bel euphémisme. Mais au contraire des Confédérés de Charlier et Giraud, les mineurs de Dorison et Meyer prennent leur pied, enivrés par leur semblant de liberté autant que par la gnôle frelatée. On jurerait avoir affaire à des gosses. Ils vont même jusqu'à n'embarquer que du whisky au lieu de l'eau pour leur équipée dans le désert !
Plus que leur meneur Kern McKullen, dont la haine et la vénalité démente demeurent intactes du début à la fin de l'album, c'est le personnage de George Hill qui symbolise le mieux cette descente aux enfers. Blondinet au physique de gendre idéal mais mari et père émasculé, ce mélange de Robert Redford et George Roy Hill (réalisateur de Butch Cassidy et le Kid, clin d’œil volontaire que Xavier Dorison a eu la gentillesse de me confirmer lui-même sur la page FB de la série) tente un temps de limiter, maladroitement, la casse et de raisonner ses camarades, jusqu'à se laisser dévorer par la folie destructrice tout en reconnaissant l'ironie de sa situation.
Et notre croque-mort, dans tout cela ? La facilité aurait été de lever le carcan de son cynisme et de céder au discours rédempteur de la belle Rose, alors même que nous venons d'apprendre que son passé "d'homme le plus haï et le plus recherché du pays" nous est énoncé (sans que l'on sache encore ce qui justifie une telle ire du gouvernement), dans un schéma ronflant comme les Américains les affectionnent, mais Dorison est plus malin que cela - et Jonas aussi. "Et Dieu dit : ceux qui sont assez cons pour s'enfoncer en Enfer méritent d'y rester", lettre de Jonas aux Californiens. Une nouvelle fois, ce sont ses répliques pleines de cynismes et de mépris pour la gente humaine qui font tout le sel de ce tome 2.
La cascade invraisemblable à laquelle il survit en toute fin d'album coûte sa dernière étoile à La Danse des Vautours, mais ne nous y trompons pas : ce premier dyptique se termine en beauté et, pour une fois, le marketing n'aura pas menti : il s'agit bel et bien de la meilleure BD western post Blueberry (de tous ceux scénarisés par Charlier, s'entend), avec ceci en plus qu'elle ne se contente pas de reprendre les codes du genre, elle les actualise ! En refermant cet album, je me trouve aussi guilleret que Jed le Vautour - mais un peu moins chauve, dieu merci...