La jeunesse 1904-1905 est un drôle de projet de Pratt. D’abord, parce que, comme son titre l’indique, il s’agit d’un « prequel », précédant toutes les aventures connues de Corto Maltese : il a ici moins de vingt ans, et même si certains des traits de sa future personnalité transparaissent déjà, on sent bien dans cette « drôle d’histoire » son manque de maturité. D’ailleurs, on est en droit de se demander – et c’est bien là le plus étrange – si Pratt s’intéresse vraiment à son héros, qui n’apparaît dans le récit que page 36 (sur les 44 que compte le livre) !

La jeunesse 1904-1905 se déroule dans le Nord de la Chine, en Mandchourie, à la fin (ou presque) de la guerre entre la Russie et le Japon, un conflit dont le souvenir a plus ou moins disparu de nos mémoires, et qui nous paraît aujourd’hui bien loin de nous, dans le temps comme dans l’espace. Du coup, il n’est pas inutile de lire la préface (courte) écrite par Pratt pour situer l’action de son livre – illustrée par de beaux dessins de soldats des deux bords. Mais le héros, ou plutôt l’anti-héros qui jaillit littéralement des premières cases, c’est bel et bien le « jeune Raspoutine », qui va faire avancer à lui seul l’action, en assassinant, trompant, volant, à tour de bras : réfractaire à toute discipline militaire, mais surtout à toute morale, Raspoutine est celui par lequel le chaos arrive, et il est indiscutablement un personnage « bigger than life ».

Pratt lui fait alors rencontrer Jack London (oui, le fameux Jack London), journaliste – écrivain « embeddé » (comme on dirait maintenant) pour couvrir le conflit… London est une sorte d’alter ego du futur Corto, et on a l’impression qu’il correspond plus ici à la vision de « l’honnête homme prattien » que le jeune Corto, ma foi bien fade en comparaison. Donc, longtemps, Corto n’est même pas là dans les pages du livre (il n’apparaîtra d’ailleurs que lorsque London rêvera de lui alors qu’il a l’esprit embrumé par la drogue !), mais il ne nous manque pas : entre la brutalité cruelle de Raspoutine qui résout les conflits l’arme au poing, et le sens de l’honneur chevaleresque de London, il y a déjà de quoi nous offrir une bien jolie histoire, pleine de violence absurde, de conflits culturels (ah, le Bushido japonais, qui impressionne London mais fait bien rigoler Raspoutine) et de hauts faits d’armes.

Une autre particularité de la Jeunesse 1904-1905, outre sa mise en couleurs – ce qui ne se faisait pas à l’époque, la splendeur des Corto Maltese venant en partie de leur épure en noir et blanc – est le recours à un « gaufrier » extrêmement contraignant, qui empêche en permanence notre regard de s’épanouir, de contempler la splendeur probable de la Mandchourie ou l’horreur certaine des batailles de tranchées. A la différence de quasiment tous les Corto jusque là, ici, ni la nature, ni même les constructions humaines, grandioses ou ridicules, n’ont droit à l’image. S’il était un film, la Jeunesse serait uniquement composé de plans serrés, dans un cadre carré.

Ces choix surprennent, et déçoivent même : le souffle habituel de l’aventure nous manque. Indiscutablement. Même si la Jeunesse 1904-1905 est divertissant, avec sa succession de scènes de violence et d’autres de quasi comédie, il n’est pas un « grand Corto« , il ne reste pas franchement en mémoire une fois tournée la dernière page.

On peut imaginer que Pratt a réalisé l’impasse dans laquelle il s’était enferré avec ce prequel, puisque, alors que tout désigne ce livre comme le « premier tome » d’une histoire possible de la construction du personnage (et du mythe) de Corto, il n’aura pas de suite. Pratt bouclera la Maison dorée de Samarkand, commencé avant mais terminé après, et passera à autre chose.

Finalement, la jeunesse, c’est quand même surfait, non ?

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/04/02/sur-les-traces-du-corto-maltese-de-hugo-pratt-9-la-jeunesse-1904-1905-1983/

EricDebarnot
7
Écrit par

Créée

le 2 avr. 2025

Critique lue 42 fois

3 j'aime

3 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 42 fois

3
3

D'autres avis sur La Jeunesse - Corto Maltese, tome 9

La Jeunesse - Corto Maltese, tome 9
essen_ko
4

Critique de La Jeunesse - Corto Maltese, tome 9 par essen_ko

Pourquoi ? Avait ton besoin de cette préquelle sans saveur ? Pourquoi succombé a la manie de faire une histoire ennuyante et sans sens sur le pourquoi du comment les héros se sont rencontrés. Qu'est...

le 8 nov. 2010

4 j'aime

La Jeunesse - Corto Maltese, tome 9
EricDebarnot
7

Drôle de prequel

La jeunesse 1904-1905 est un drôle de projet de Pratt. D’abord, parce que, comme son titre l’indique, il s’agit d’un « prequel », précédant toutes les aventures connues de Corto Maltese : il a ici...

le 2 avr. 2025

3 j'aime

3

La Jeunesse - Corto Maltese, tome 9
Fatpooper
6

On a tous commencé jeune

On reste sur sa faim. Et c'est bien normal, le récit n'est pas complet. En effet, Pratt a mis fin à son contrat avant la foin de l'histoire et est donc passé à autre chose. Normalement le récit...

le 30 juil. 2020

3 j'aime

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

207 j'aime

152

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

194 j'aime

25

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

194 j'aime

118