Là Où les Migrations Mènent les Hommes
Ouvrage hommage aux migrants de par le monde, l’album contient pour commencer une soixantaine de portraits d’hommes et de femmes du monde entier en double page intérieure de couverture. De beaux portraits, noir et blanc ou sépia, des visages de tous horizons. Humbles à l’ouverture du volume, ces portraits d’humanité prennent une épaisseur soudaine après la lecture de Là Où Vont Nos Pères.
Shaun Tan découpe son histoire en six chapitres concis, et narre le parcours de son personnage sans un phylactère, développant là un art narratif simple et efficace alternant les montages de petites cases carrées aux irruptions de pleines pages imposantes et de doubles pages puissantes. L’art du dessinateur est indéniable, autant que son imagination graphique. L’univers est fourmillant de détails, les planches d’ensemble, peuplées d’un monde à la fois étranger et proche, sont splendides.
Quelques cases énumèrent les morceaux de vie, broutilles matérielles d’un intérieur, que l’homme sur le départ quitte. La fuite, avec sa famille, se fait de nuit, sous les ombres menaçantes de tentacules qui recouvrent la ville. Et déjà la poésie simple de la surprise d’au revoir du père à sa fille, l’accessoire du souvenir. Le train emmène l’homme tandis que femme et fille restent seules dans les rues désertes, à la merci de l’ombre d’un terrifiant tentacule. En neuf cases alors, l’éloignement est raconté d’un long zoom arrière cinématographique, toujours sans un mot, jusqu’à la perte dans l’immensité de l’océan. Bientôt, soixante carrés de nuages remplissent une double page, et parfois y apparaissent les poussières ou les rayures photographiques, témoins de la fuite du temps. L’émigration se clôt sur le panorama grandiose d’un New York fantasmé, où deux voyageurs se saluent, bienveillants, debout dans le port : la fraternité plutôt que la lumière de la liberté. L’immigration bruisse de sursauts mécaniques : le débarquement ordonné, l’absurde de l’incompréhension au premier contact, puis l’appareil froid de l’administration. L’homme est avalé dans l’immense inconnu d’une société qu’il ne comprend pas, et néanmoins accepte silencieusement, avec l’espoir au cœur d’un avenir meilleur. Il découvre la pittoresque précarité du quartier où il a été débarqué. Et lorsqu’il trouve une chambre, la poésie refait puissamment surface dans sa valise ouverte, où sa femme et sa fille dînent à la table familiale. Le contraste est d’autant plus saisissant quelques cases plus loin, quand lui-même n’est plus qu’une esquisse dans la case d’une des innombrables fenêtres d’un mur immense. L’homme installé en cité étrangère, il cherche ses repères : se nourrir, travailler. Alors les rencontres commencent : une jeune femme, d’une photo, raconte son enfance en esclavage, jusqu’à la fuite, un épicier sympathique se souvient avec effroi de la menace sur la ville que sa femme et lui ont fui il y a des années, un collègue ouvrier, décrit l’effroyable guerre à laquelle il survécut dans ses jeunes années. Les dessins de menaces, lugubres, sont expressionnistes parfois, froidement réalistes, mais toujours baignés d’une atmosphère poétique. Ces rencontres, outre le témoignage de vies de chaos, sont surtout l’occasion de petits bonheurs, un coup les rires, la musique et l’échange, un autre moment l’illumination merveilleuse du spectacle d’un oiseau qui s’envole et part rejoindre les siens.
Vingt-quatre cases illustrent le temps qui passe avec la vie d’une plante, de sa naissance estivale au dessèchement de l’hiver. L’éphémère et la fragilité de la nature se subliment malgré l’imposante masse immuable de la ville usine. La vie s’installe toujours. Quelques échanges de courrier amènent la femme et la fille du bonhomme à le rejoindre. Les cases finales débordent de joie, expriment en deux dessins la découverte, et disent l’assimilation rapide de l’enfant.
Le témoignage des immigrations est humble. Shaun Tan dessine avec pudeur et précision, avec l’intensité nécessaire dans l’évidente légèreté de l’être, les histoires silencieuses et anonymes, parfois lourdes d’effroi ou de douleurs, les petites vies muettes du monde. Les soixante portraits à l’intérieur de la couverture nous invitent maintenant à nous interroger sur l’histoire de nos propres parents, des leurs avant eux. Là Où Vont Nos Pères est un bel objet. Manque un peu d’ampleur, de questionnement, mais après tout c’est un bel hommage.
Matthieu Marsan-Bacheré