Je l'aimais bien, moi, ce brave Crowe… autant je me plaignais, dans ma critique de l'album précédent, de l'abondance de scènes de sexe gratuites dans la BD actuelle, autant je ne peux m'empêcher de penser que si Fort Navajo était sorti aujourd'hui, notre ami métis aurait été le personnage principal. La série aurait probablement été plus sérieuse, plus politiquement engagée, or le grand Jean-Michel Charlier ne mangeait pas de ce pain-là. Dommage, peut-être, mais quand on voit ce qu'on a eu au final, difficile de se plaindre ! D'ailleurs, un autre Crow, sans "e" celui-là, et totalement blanc bien que toujours vêtu de noir, allait imposer sa propre série comme le western le plus populaire de ce début de XXIème siècle, mais cela nous en parlerons dans une autre critique !
Dans l'immédiat, Crowe continue de faire valoir son inépuisable utilité dès le tout début de ce cinquième tome, La Piste des Navajos, et justifie la confiance placé en lui par son "frère" Blueberry, puisque le petit groupe parvient à localiser le camp de Cochise, chef de guerre de la nation Navajo, aussi rusé que respecté. La présence de deux visages-pâle n'étant guère souhaitable à ce stade de la guerre, Blueb' et McClure restent en arrière tandis que Crowe s'en va tenter de convaincre Cochise de la futilité du conflit. La verve du sang-mêlé fait une fois encore merveille puisque le vieux chef accepte au moins d'entendre les conditions du président des USA telles que Blueberry les apporte.
Hélas, le beau Crowe était décidément trop noble et surtout trop semblable à Blueberry pour pouvoir faire long-feu. Contrairement à Jimmy dont le physique et la plupart des aspects de la personnalité s'opposent à notre héros au nez-cassé, et à ce titre constitue son complément parfait, le métis étouffe Blueberry, et vice-versa. L'un des deux devait disparaitre. Malgré toute la complexité engendrée par ses origines, Crowe était probablement trop boy-scout, trop Buck Danny, pour être intéressant sur la durée, contrairement à son frère "sans peur mais pas sans reproches".
C'est donc sur le chemin du retour, alors que l'âme légère il s'en va prévenir Mike de la bonne nouvelle, que frappe la plume fatidique de Jean-Michel Charlier : une flèche, une simple flèche tirée par l'ignoble Quanah qui n'attendait que cela depuis longtemps, et c'en est fini du pauvre Crowe. Pas immédiatement, car notre ami a encore le temps d'offrir une résistance désespérer et d'emporter quelques renégats avec lui dans la tombe. Il manque même s'offrir son bourreau lui-même, mais JMC est décidément trop cruel, qui vide son barillet alors que le borgne se jette sur lui avec son tomahawk… la case où Crowe reçoit la flèche de Quanah est sublime, probablement la plus violente que Giraud ait dessiné jusqu'à présent. La pose de Crowe est si exagérée qu'on se croirait dans un western de Sergio Leone (la trilogie du dollar venait de commencer, alors qui sait ?), mais l'effet tragique est encore augmenté par le long build-up fait de cases plus concassées.
Et que dire, lorsque deux planches plus tard, Blueberry et Jimmy trouvent le cadavre scalpé de leur ami, bien qu'un buisson nous cache pudiquement son horrible mutilation ? Jamais nous n'avions vu notre héros si désemparé ni si digne dans la détresse. Crowe lui avait sauvé deux fois la vie, il avait œuvré plus que quiconque pour la paix entre leurs peuples, et voilà qu'il était mort sans que son "frère de sang" ait pu lui rendre la faveur. À partir de cette scène crépusculaire, cet album sera marqué du sceau de la mort – d'où la palette de couleurs plus sombre de Giraud ? Je me le demande…
Pourtant, tout n'est pas perdu : chevaleresque jusque dans la mort, Crowe a eu le temps de griffonner deux informations cruciales avant de se faire tailler un nouveau brushing par Quanah : primo, c'est ce dernier et non Cochise qui lui a tendu un piège, et secundo, le vieux chef accepte de le rencontrer. La vengeance attendra, car pour l'heure, il s'agit de se rendre à la table des négociations en ne laissant aucune alternative à Cochise. Cela passe donc par la destruction de la réserve de munitions que les Mexicains souhaitent livrer aux Apaches : sans elles, Cochise n'a aucune chance de vaincre l'US Army et il le sait. À la trame classique vient donc s'ajouter une sous-intrigue géopolitique un peu réchauffée, puisque les Mexicains espèrent mettre de l'huile sur le feu pour déstabiliser le gouvernement américain encore meurtri par la Guerre Civile et lui reprendre les territoires perdus quelques décennies auparavant.
Tout cela aurait pu donner une histoire merveilleusement complexe comme Charlier les affectionne, mais dans les faits on regrettera de ne plus être focalisés sur Quanah, Cochise et les Indiens, car ils sont autrement plus intéressants que les Mexicains emmenés par l'insipide gouverneur Armendariz. Le pays du Santo et du Dia de los Muertos sera heureusement revisité quelques albums plus tard avec BEAUCOUP plus de succès, et on aura droit à un nouveau gouverneur mexicain cent fois plus charismatique. Dans La Piste des Navajos cependant, on est encore loin de tout cela. Les munitions sont gardées, dieu sait pourquoi, dans une mine d'argent désaffectée appelée San Feliu. Comme par hasard, Jimmy y a un vieil ami appelé Pinto – seul habitant d'une ville abandonnée, bien joué Jimmy – mais lui aussi est oubliable et ne sert qu'à guider nos amis en terrain inconnu. Il est d'ailleurs éliminé sans grandes pompes, de même qu'Armendariz, même si ce dernier a au moins droit à une explosion incroyable. Mais bon, toute cette séquence de la mine n'est pas un temps fort de la série. Il n'y a quasiment aucune situation abracadrantesque comme seul Charlier sait les concocter, et le cadre de la mine limite les possibilités de Giraud, même si j'imagine que ça lui faisait du bien de changer un peu. Ajouter un cela une palette beaucoup plus pâle que précédemment, et vraiment je regrette que pour clore ce cycle on n'ait pas eu droit à une bataille rangée entre Blancs et Rouges. Nos deux auteurs corrigeront tout cela dans le cycle du cheval de fer.
La suite rehausse le niveau : la ville minière est en flammes suite à l'explosion, Blueberry sauvant la mise de Jimmy in extremis. Finlay, Kimball et les Jayhawkers sont de retour et viennent à nouveau prêter main-forte, ce qui est toujours appréciable. Ils font à nouveau preuve d'un certain romantisme, surtout lorsque Blueberry tire sur leur corde sensible en leur faisant miroiter une amnistie du président Johnson en échange de leur aide. "Revoir le Texas, la rivière rouge…" soupire Finlay, le cinquième Beatles. Dommage qu'il ne l'ait pas mis en chanson ! Au lieu de cela, lui et Kimball seront vraiment passés du côté obscur lorsque nous les retrouverons bien plus tard dans Chihuahua Pearl, ce qui ne rend ces scènes que plus touchantes et plus tragiques…
Les deux dernières sont également d'un haut niveau. Après avoir fait ses adieux aux Sudistes et laissé McClure en retrait, Blueberry prend son courage à deux mains et s'en va annoncer à Cochise que son convoi de munitions n'arrivera jamais. Le chef Navajo, furieux, pense d'abord tuer le lieutenant pour son culot, mais se voit vite ramené à la raison : les Mexicains ne l'auraient utilisé que comme un pion, et de toute manière leurs armes n'auraient fait que retarder l'inévitable face à la toute-puissante armée américaine. Mais c'est l'arrivée de mon chouchou Quanah qui donne tout son sel à la séquence : Blueberry l'accuse de l'assassinat de Crowe, protégé de Cochise, et plutôt que de nier, Quanah non seulement revendique fièrement s'être payé le scalp du métis, mais insulte le vénérable chef et se promet d'ajouter le sien et celui de Blueberry à sa collection. D'ordinaire, les méchants de Charlier (Stark Le Noir, Lady X, Prosit, le baron Spada…) sont des lâches qui essaient de sauver les apparences jusqu'au dernier moment, mais pas notre ami Quanah, assez admirable dans sa constance et dans sa haine.
Le différend entre Nez-Cassé et le borgne, qui dure depuis trois tomes, va donc se terminer en apothéose, à l'indienne : les deux adversaires, attachés l'un à l'autre par une corde au poignet, s'affronteront au tomahawk et au couteau dans un cercle dont ils n'ont pas le droit de sortir. Le duel est court, intense et brutal. Quanah, plus expérimenté dans ce type de combat, semble prendre le dessus, mais il finit par s'empaler sur son propre tomahawk. Dommage que la censure de l'époque ait encore frappé et qu'on ne voit pas cette scène dessinée, mais cela reste satisfaisant de voir Blueberry revenir dans le tipi de Cochise, ensanglanté et le scalp de Quanah en main.
Le vieux chef accepte les conditions du président des Etats-Unis, Blueberry s'en va (hors case) déposer le scalp de Quanah sur la tombe de Crowe avant de retrouver Jimmy et de rejoindre fort Bowie – ou, plus précisément, d'arriver en vue du fort, pour constater à leur grand soulagement que l'armée du général Crook ne s'est pas mise en marche. The END !... disappointing end ? Hmmm, slightly. L'hommage final à Crowe est vraiment une touche sympa, bien qu'un brin macabre, mais il est fort regrettable que Graig, Muriel et le général Crook n'aient jamais eu droit à un traitement similaire. Crook, personnage historique, sera mentionné des décennies plus tard dans Géronimo l'Apache*Texte en italique*, mais je pense que le duo d'auteurs a manqué une occasion en or en ne faisant pas revenir Muriel et Graig dans la trilogie Nez-Cassé ! Imaginez, Blueberry alors amoureux de la fille de Cochise, Chini, se retrouve soudain confronté à Graig, promu major ou colonel et marié à Muriel ! Cela aurait eu plus de piquant que la galerie de galonnés franchement bofs de ces trois tomes. Mais bon, quand on voit le traitement de Chini et Chihuahua Pearl dans ces albums, et que d'une manière générale Charlier ne sait pas écrire les romances, ce n'est peut-être pas plus mal…
D'ailleurs c'est mon reproche principal à l'encontre de ce cinquième album : c'est bien fait, c'est divertissant, mais il aurait dû être suivi d'un sixième album – genre, Quanah refuse la paix et attaque quand même Fort Bowie. Cela aurait permis d'impliquer tous les personnages restants dans une bataille en règles, en plein désert, où le dessin de Giraud aurait donné sa pleine mesure. Après la montée de tension des albums précédents, il est dommage de terminer ce cycle par un affrontement marginal dans une mine contre des Mexicains insipides. Mais bon, en tout et pour tout, ce premier cycle reste une grande réussite, et le duel contre Quanah lui permet au moins de finir en beauté. Prochain épisode ? Le seul one-shot de la série !