Arthis, petite trentaine, est pris d’une obsession, photographier les marais d’une région préservée de l’agitation de la civilisation. Il en est tellement obsédé qu’il néglige de donner signe de vie à la séduisante Line, jeune blonde bien de son temps. A l’hôtel où Arthis est basé, une jolie brune attire son attention, il faut dire qu’elle est là pour la même raison que lui.
Pour le lecteur, les premières planches peuvent donner une impression trompeuse, avec des couleurs de type pastel et une ambiance où la modernité d’un monde croqué de façon assez esthétique et bien léchée est vite confrontée à des signes inquiétants. Un homme fait irruption à l’hôtel, accompagné d’un chien noir de grande taille qui devient agressif en même temps que son maître. Cet homme apparaît quelque peu déséquilibré, probablement depuis la disparition de son fils dans les marais. Cette disparition ne serait pas isolée, puisqu’on est sans nouvelle depuis des années d’un peintre auteur d’une toile accrochée dans le hall de l’hôtel, toile représentant les marais !
Ce qui devait arriver arrive. A force de traîner ses guêtres dans les marais, Arthis subit le sort de ceux évoqués précédemment, enlevé par des hommes venus de nulle part, pour se retrouver dans un lieu étrange, hors du temps, dans un milieu clos où il découvre rapidement un ordre établi et des personnages qui le mêlent à des histoires dont il ne découvre que progressivement les tenants et aboutissants. Bien malgré lui, il va devoir prendre position et élaborer une stratégie quant à son avenir.
Désormais un classique de la BD franco-belge (édition originale au format 21,5cm x 29cm pour 47 planches), ce titre est le premier d’une série qui comporte plusieurs cycles. L’intérêt ici se situe dans la mise en place de ce monde hors du temps qu’on découvre et qui se révélera dans les tomes suivants, même si le lecteur sent vaguement vers où les auteurs cherchent à l’emmener.
Le milieu dans lequel Arthis a échoué sans avoir rien demandé présente une situation très métaphorique de la vie humaine, avec une existence vouée à la mort, un sens profond qui nous échappe, le temps qui passe de façon immuable et une société qui s’organise autour de personnes qui s’approprient le pouvoir en s’appuyant sur des partisans. Deux factions sont en lutte, avec une galerie de personnages aux caractères soulignés par leurs surnoms (le narquois, le valet, le moine, etc.) comme bien souvent dans la vie. L’absurdité de l’existence est soulignée par l’éternelle question : pourquoi ? Une réponse est-elle imaginable ? Arthis veut y croire. Et puisqu’il faut bien croire à quelque chose pour continuer de vivre, soit on cherche à s’évader, soit on trouve sa place dans la société où on a atterri. Un des points forts de cet épisode est de nous faire sentir que, si un « nouveau » arrive dans une société, son « innocence » initiale le condamne à faire une proie facile pour ceux qui connaissent déjà la société en question. Ensuite, il dépend de ce que les uns et les autres voudront bien lui dire, lui expliquer. Il peut facilement être manipulé par le premier beau parleur venu, ainsi que par ceux qui ont déjà le pouvoir et cherchent à s’y maintenir voire le renforcer. Pour s’en sortir, rien ne vaut l’expérience (ce qui vaut pour tout être vivant), source d’apprentissage. L’expérience permet de situer les personnages et les intérêts en jeu. Complication possible, l’intérêt individuel peut se trouver en conflit avec l’intérêt général, certains n’hésitant pas à manipuler les masses !
Alors, même si cette BD n’est pas un chef d’œuvre parce que ses personnages manquent encore d’épaisseur et parce que le lecteur a du mal à sentir le temps s’écouler, elle se lit rapidement et donne vraiment envie de découvrir la suite. Et si l’opposition entre les valeurs modernes et d’autres plus anciennes est un peu facile, les croyances et pratiques religieuses ne sont pas ici des lieux communs. La religion est présentée comme une conséquence de la réflexion humaine vis-à-vis de l’absurdité de l’existence et entretenue par des opportunistes (rappelant que l’habit ne fait pas le moine).
Dans cette BD, le scénario de Makyo est une excellente surprise (publication initiale dans la revue « Gomme » l’album datant de 1983), même si on sent bien que beaucoup de points importants sont passés sous silence parce que la série ne fait que commencer. Les coups tordus pleuvent, les rebondissements également.
Le dessin de Vicomte est une réussite, même si les premières planches donnent une impression d’irréalité, alors qu’on arrive bien vite dans un lieu hors du temps où le dessinateur se montre à l’aise. L’organisation des planches est bien pensée, au service de la narration, tout en ménageant des effets qui marquent et ménagent le suspense pour la suite de la série. Esthétiquement, le dessin est soigné, aussi bien pour les visages que les décors, notamment le marais et le pendule (voir la couverture) qui n’est qu’un des éléments d’une prison aussi sombre que labyrinthique et humide.
Mais pourquoi certains y aboutissent-ils ? Qui sont les geôliers ? Pourquoi cette façon d’apporter de la nourriture ? Une issue est-elle possible ? Comment s’organiser pour survivre ? Arthis retrouvera-t-il la liberté ? Qu’en sera-t-il de son libre-arbitre ? Et les femmes dans tout ça ? Lancinantes questions !