Alors qu’on attend le troisième et ultime volet d’Un monde en pièces (tome 1 : 2018 – tome 2 : 2019), qu’il conçoit en duo avec son frère Gaspard, Ulysse Gry propose une parenthèse en forme de défouloir percutant et intelligent, dénonçant l’attitude inconsciente et suicidaire des humains vis-à-vis du milieu naturel, attitude ayant pour conséquence un malaise animal qui dépasse les bornes.


À notre époque (XXIe siècle) et non dans un futur toujours quelque peu rassurant, les animaux menacés d’extinction n’ont pas trouvé d’autre moyen pour tenter d’échapper à l’espèce humaine que de se réfugier sur un immense tas de déchets de matières plastiques flottant sur l’océan et constituant un nouveau continent (une note de bas de page en précise l’origine). Dans le même ordre d’idées, avec Des milliards de miroirs (FLBLB – 2019), Robin Cousin imaginait que la sauvegarde des animaux passait par leur mise sous d’immenses cloches permettant la reproduction, l’entretien et la préservation artificielle de leur habitat naturel. Il existe donc une sorte de mouvement de pensée qui s’inquiète de l’avenir des espèces animales, un peu comme si on devait se préparer dans un avenir proche à une situation où un nouveau Noé préparerait une arche, ce qu’Ulysse Gry illustre dans une provocation bien dans le ton de l’album. Son Front de libération des espèces menacées est dirigé par le Président Dodo (espèce malheureusement disparue) et il évoque notamment la menace qui pèse sur les abeilles, avec les conséquences dramatiques que leur disparition aurait sur nos cultures.


Le plastique, c’est fantastique


Ce slogan qui fit les beaux jours de l’industrie accompagna l’essor de cette matière devenue « irremplaçable » et emblématique de notre société de consommation. Malheureusement, on s’aperçoit bien tardivement de ses effets polluants (matière difficilement recyclable), alors qu’elle envahit les déchetteries et les décharges publiques. De plus, avec ce que nous produisons depuis des décennies, les déchets plastiques ont envahi les océans, au point que sous forme de microparticules, nous en ingurgitons des quantités non négligeables par effets indirects. Un phénomène qui ne va pas en régressant, bien au contraire. Les écologistes ont beau tirer le signal d’alarme depuis un certain temps, on n’a toujours pas trouvé de vraie solution. Il faut dire que nous sommes embarqués dans un navire un peu fou (ou incontrôlable) qui vogue sur la consommation à outrance encouragée par un système capitaliste qui agit comme une machine emballée (en plastique ?). En parallèle, le règne animal est malmené d’une façon qui apparaît de plus en plus évidente avec la disparition d’espèces sur un rythme que personne ne maîtrise. Pour la réintroduction de quelques espèces dans des zones protégées, combien d’autres disparues à tout jamais ?


Les dangers du gaz hilarant


Fort de ces constats et de quelques autres, Ulysse Gry (qui, ici, signe simplement Ulys), laisse aller son imagination fertile. Il faut quand même préciser que cette BD est issue d’une commande de Mediapart pour une campagne de sensibilisation publiée en deux livraisons successives sur le site. Le dessinateur y fustige les comportements humains du type : « Je scie joyeusement la branche sur laquelle je suis assis. » En effet, en empiétant régulièrement sur l’habitat naturel des animaux, les humains en menacent d’extinction un nombre toujours croissant. Dans ce contexte, le dessinateur se lâche complètement dans les situations qu’il imagine, sans autre souci de crédibilité (comment les animaux se nourrissent-ils sur leur île de plastique ?) que les informations qu’il donne sous forme de notes de bas de page. Celles-ci renvoient vers des publications très sérieuses, accessibles à tous. Autant dire qu’il y a de quoi s’alarmer et qu’il y a effectivement grande urgence ! Et puis, délirer sur des situations de toutes façons délirantes relève d’une certaine logique. Comme on dit parfois, mieux vaut en rire… Jusqu’à un certain point bien entendu, car si on rit en lisant cette BD, on enregistre suffisamment d’informations catastrophiques pour que le rire devienne jaune.


Esclavage et conséquences


Réfugiés sur leur continent de plastique, les espèces menacées d’extinction mènent une véritable guerre contre les humains (ce qui nous rappelle une expression du président Macron, qui restera forcément dans les annales). Pourquoi cette guerre ? Tout simplement, parce que, au train où vont les choses, les animaux risquent purement et simplement de disparaître. Peut-être pas tous. Au moins tous ceux qui ne nous servent pas directement (citée, la proportion justifie l’inquiétude). Nous voici donc au cœur du problème, avec des animaux ravalés au rang d’asservis, pour remplacer les esclaves (l’abolition de l’esclavage fut un combat de longue haleine).


Les moyens de la guérilla


Le dessinateur dénonce ici tout ce qui lui tient à cœur dans les rapports actuels entre humains et animaux. Pour qu’on sente bien qu’il s’agit d’une fantaisie, il donne (dans la grande tradition de la BD animalière), un comportement quasi humain à ses animaux, leur accordant la parole et leur faisant élaborer une véritable tactique de guérilla contre les humains. Ainsi, le pangolin et la chauve-souris sont les héros du moment pour avoir véhiculé le virus Covid-19. Et un hérisson espionnant les humains utilise son téléphone portable pour annoncer, affolé, au président Dodo : « Je confirme, ils sont juste complètement cons ». Et ce, après avoir constaté que les humains sont en train de s’auto-intoxiquer en polluant leurs villes. Et puisqu’on parle d’espion, leur plus grand est de passage sur le continent : un certain Donald Trump, annoncé comme se « faisant passer pour un humain depuis des années, et qui chaque jour prépare leur destruction ». Très drôle, car vraiment bien vu (en même temps, avec son prénom de canard…). Ulysse Gry agrémente l’album de nombreuses références qui amusent : la poignée d’irréductibles qui résiste encore et toujours à l’extinction, l’évocation d’un lama crachant au visage d’un capitaine, Le radeau de la Méduse de Géricault, le détournement d’une affiche de propagande, George Clooney dans un clip publicitaire, etc. Et il tire à boulets rouges sur de nombreux comportements humains. Ainsi, les masques qui doivent nous protéger contre la pandémie de Covid-19 : on ne sait déjà plus quoi en faire, alors que le problème des déchets radio-actifs n’est toujours pas réglé… On pourra reprocher à cette BD de partir un peu dans tous les sens par moments et de se contenter sur l’essentiel d’une suite de sketchs inégaux. Mais…


Place au direct (léger différé)


Je m’interromps, car notre envoyé spécial en Australie me signale qu’une multitude de souris infeste toute une région, envahissant jusqu’aux maisons et menaçant de manger tout ce qui se trouvera sous leurs dents. Qu’attend-on pour employer les grands moyens afin de les exterminer ? Inattendue et imprévisible, la troisième guerre mondiale est là ! Mais… (petite voix) les souris ne constituent pas une espèce menacée. Décidément, on nage en plein délire !


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

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le 3 mai 2021

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