On avait quitté Gipi sur une aire d'autoroute en 2014, celle de Vois comme ton ombre s'allonge, où l'onirisme côtoyait plus que jamais la démence et la souffrance morale. Au regard de l'exposition « Gipi ou la Force de l'émotion » au Musée de la BD de Bruxelles en 2017, on comprend mieux à quel point l'auteur y décrivait une peur intime, tant sa longue dépression notamment marquée par la mort de son père aurait pu le conduire à une telle déchéance irréversible. Heureusement, la bande dessinée lui a servi de thérapie, et ses pires cauchemars sont désormais derrière lui. En atteste son dernier ouvrage sélectionné au festival d'Angoulême La Terre des Fils qui, s'il est loin d'être dénué de noirceur, est un premier signe d'apaisement. Tant et si bien qu'il semble évoquer la dernière étape du deuil, celle de l'acceptation.


Scénario : Ce nouvel état d'esprit contamine toute la narration, qui se distingue fortement de ce que Gipi a pu faire jusque-là. Il substitue aux voix-off un récit souvent muet au découpage fixe de trois bandes qui donne la part belle aux paysages marécageux et aux expressions des personnages. L'immersion dans cet univers post-apocalyptique se passe ainsi de détails contextuels, distillant les informations par bribes : les cadavres qui remontent à la surface du lac et le mutisme des personnages en dit finalement plus long que les dialogues eux-mêmes, signe d'une plus grande confiance accordée à l'image. L'auteur veut ainsi développer le récit par le regard immaculé de jeunes deux frères éduqués par un père autoritaire et colérique qui ne leur a pas raconté le monde d'avant, ni même appris à lire. Cet apprentissage « à la dure » est le noyau du cercle familial cher à Gipi, un amour castré ou du moins détourné qui annonce la violence extrême d'un monde bien plus grand qu'il n'y paraît.


Dessin : L'épure narrative est corrélative d'une épure graphique tout aussi nouvelle pour l'auteur. Abandonnant la couleur au profit du seul trait au stylo bic, Gipi noircie plus ou moins ses planches, jusqu'à les remplir de milliers de coups de stylo très minutieux pour les scènes nocturnes. Il y gagne en précision et en expressivité, construisant un monde qui anticipe l'agonie de la nature et des hommes, d'un lac désert et stérile à une usine désaffecté en passant par la demeure sordide de deux jumeaux aux crânes disproportionnés. Il en ressort une ambiance poisseuse et désespérée, où la temporalité qui s'étire et s'étiole ne semble avoir que la volonté de fer des personnages principaux pour subsister.


Pour : Malgré cette épure littéraire, le langage est paradoxalement le cœur de la réflexion du récit. L'auteur invente tout d'abord une version dégradée de la langue, où les raccourcis grammaticales et les anglicismes deviennent la norme, symbole d'un retour de la pensée humaine vers l'hétéronomie et l'obscurantisme. La relation paternelle pourtant viciée par un refus de toute affection est la clé d'une possible émancipation individuelle et collective : le carnet tenu quotidiennement par le père à l'adresse de ses fils est transporté par l'un d'eux tout au long du récit dans l'espoir qu'on puisse le lui lire. Ainsi, le fils finira par se délester d'un deuil alourdit par l'incompréhension, acceptant enfin la douceur salvatrice d'une caresse, tandis que l'utilisation du livre lui-même suggère une possibilité de retournement du cours de l'Histoire.


Contre : Lorsqu'il s'agit de montrer la violence d'un monde post-apocalyptique, Gipi n'y va pas avec le dos de la cuiller, au risque de tomber dans une surenchère de l'horreur et la mutilation dont on aurait pu se passer.


Pour conclure : Défait de son mal-être, Gipi se révolutionne lui-même avec La Terre des Fils, et embrasse l'auto-contrainte narrative et graphique qui lui permet une plus grande maîtrise de l'émotion et la portée du récit, aboutissant d'ailleurs à la conclusion la plus optimiste de son œuvre. S'il a effectivement perdu de l'impudeur qui faisait l'originalité de ses précédents récits, celui-ci n'en est pas moins personnelle que les autres. Comme si l'auteur, las de l'explicite, voulait plutôt exprimer l'indicible des relations humaines.

Marius_Jouanny
9
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le 5 janv. 2018

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Marius Jouanny

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