Avec La Tour (1987), Benoît Peeters et François Schuiten nous offrent une nouvelle plongée vertigineuse dans l’univers des Cités obscures, un monde où l’architecture est aussi mystérieuse que les âmes qui la peuplent. Ce troisième tome est une œuvre monumentale, au sens propre comme au figuré : une tour infinie, un héros minuscule, et une quête qui dépasse largement les limites de son échelle.
L’histoire suit Giovanni Battista, un gardien solitaire chargé d’entretenir une gigantesque tour. Mais quand il découvre que certains mécanismes de l’édifice ne fonctionnent plus correctement, il se lance dans une ascension vertigineuse pour trouver des réponses – ou, du moins, une explication. Le récit, aussi captivant qu’énigmatique, s’apparente moins à une aventure classique qu’à une exploration philosophique sur le temps, l’espace, et notre place dans l’immensité du monde.
Giovanni est un personnage fascinant dans sa simplicité. C’est un homme ordinaire face à un monument extraordinairement absurde, un Don Quichotte de l’architecture qui cherche des réponses là où il n’y a peut-être que des questions. Sa solitude, palpable à chaque page, contraste magnifiquement avec l’échelle démesurée de la tour, renforçant l’impression que nous ne sommes que des grains de poussière dans un univers indifférent.
Visuellement, François Schuiten livre un travail époustouflant. La tour elle-même est un personnage à part entière : colossale, labyrinthique, et incroyablement détaillée. Les jeux d’ombres, les perspectives vertigineuses, et les textures architecturales donnent vie à cet édifice titanesque, tandis que les cases semblent respirer l’air froid et silencieux des hauteurs. Chaque page est une œuvre d’art qui donne envie de s’arrêter pour contempler… ce qui, parfois, ralentit un peu la lecture.
Côté narration, Peeters joue avec les attentes du lecteur. L’intrigue avance lentement, presque comme un escalier en colimaçon, avec des moments de contemplation qui semblent suspendus dans le temps. Ce rythme pourra frustrer ceux qui cherchent une progression classique ou des réponses claires. Mais c’est précisément cette lenteur, cette absence de certitudes, qui fait de La Tour une expérience unique : on n’y cherche pas tant à comprendre qu’à ressentir.
Les thématiques abordées – la solitude, l’absurdité de certaines quêtes humaines, et le poids du temps – sont universelles, mais traitées avec une subtilité qui les rend presque abstraites. L’absence d’explications claires n’est pas un défaut, mais une invitation à l’interprétation, ce qui fait de ce tome une œuvre aussi frustrante qu’enrichissante.
En résumé, La Tour est une pièce maîtresse des Cités obscures, une œuvre qui ne se contente pas de raconter une histoire, mais qui nous plonge dans une expérience sensorielle et philosophique. Peeters et Schuiten construisent ici un monument littéraire et visuel, une méditation sur l’infini et la condition humaine. Une lecture fascinante pour ceux qui aiment les récits qui les laissent aussi perplexes qu’émerveillés. Une tour à gravir… mais dont on ne veut jamais redescendre.