Galvanisés sans doute par la réussite de « L’Homme gribouillé », Serge Lehman et Frederik Peeters réitèrent leur collaboration avec cette nouvelle série, en restant dans une intrigue similaire, à la croisée du polar et du fantastique, où semble encore planer l’ombre inquiétante de Max Corbeau. Toutefois, à la différence de leur précédent opus, la couleur est de mise ici, même si l’on retrouve la même ambiance sombre et poisseuse dans un pays imaginaire que l’on pourrait situer en Suisse, le pays natal de Peeters, à moins que ce ne soit en Europe centrale, des zones souvent ignorées du genre. Mais si de Suisse il est question, celle-ci est dépeinte comme une sorte de dystopie, le théâtre de l’action étant une petite ville de montagne nommée Saint-Elme, autrefois paisible et connue pour son eau pure, mais devenue avec les années une sorte d’Ibiza alpine cosmopolite, capitale de la fête au magnétisme si puissant que les clubbers, junkies et dealers y accourent du monde entier.
Fidèle à son trait semi-réaliste, Peeters a opté pour une palette de couleurs artificielles et chamarrées, soigneusement choisies, produisant une atmosphère à la fois surréaliste et électrique qui s’accorde bien au contexte un brin anxiogène où semble résonner imperturbablement le beat hypnotique des dance floors. Le résultat est très réussi et l’objet lance sur nos synapses des ondes lysergiques pour le moins envoûtantes. Le psychédélisme revisité au goût des années 2020.
Dans cette histoire au scénario élaboré et aux personnages marquants, le détective Franck Sangaré parti en quête d’un jeune fugueur (que l’on entr’aperçoit dans la scène d’ouverture sanglante mais dont le regard halluciné surmonté d’un bonnet de derviche va rester gravé dans la rétine du lecteur tout au long du récit) va très vite se trouver confronté à des événements étranges dès son arrivée à Saint-Elme. Comme marqué d’une malédiction biblique, la ville semble envahie par les grenouilles. Puis, à la faveur d’une légende moyenâgeuse qui a inspiré le nom d’un troquet du coin, c’est une vache qui va être brulée de façon volontaire et anonyme… tout ces éléments contribuent à la profonde étrangeté de ce thriller « alpin », mené de main de maître par le duo Lehman-Peeters.
A ce titre, la fin s’avère plutôt inattendue voire perturbante, mais je n’en dévoilerai évidemment aucun indice. Ce qui est certain, c’est que le parti pris du « cliffhanger » est des plus réussi, nous donnant une envie furieuse de découvrir la suite, prévue en 5 tomes. Avec ces deux auteurs, attachés à rendre à notre vieille Europe une aura fantastique fort légitime, laquelle, à travers la pop-culture, semble bien souvent n’appartenir qu’aux U.S., on savait bien qu’on ne serait pas déçus mais en plus, on ne peut qu’avoir envie de les encourager dans l’orientation qu’ils ont choisie.