Avant de lire quelques critiques négatives sur SensCritique, je n'avais jamais envisagé qu'on puisse détester ces tranches de vie attrapées dans les transports en commun et les cafés. Je pensais sincèrement que tout usager de la RATP se retrouverait dans ces planches et éprouverait une forme de complicité immédiate avec l'auteur des Beaux gosses.
60 millions d'ennemis
Car ces pages, détaillant des propos et des conduites déprimantes, désespérantes, navrantes, hilarantes ont en effet quelque chose d'à la fois de libérateur et démoralisant. Et on peut reconnaître à Sattouf un certain courage dans la façon d'aborder ces tranches de vie. Un mauvais esprit commun avec un Lauzier, dont il admirait le travail, est notable.
Les artistes comme eux sont de plus en plus rares. Ceux qui se risquent à dénoncer frontalement les petits travers antidémocratiques de nos concitoyens se comptent sur les doigts d'une main. D'où la renaissance du rire absurde, et du jeu de mots aux forceps, parfois de qualité, mais qui ne prend le risque de ne froisser personne (Chris Esker, Stéphane de Groodt, Shirley & Dino, Gaultier Fourcade...). Je ne mets pas l'immense François Rollin dans le lot car il pratique l'inverse, l'humour censé à l'excès, et c'est pas loin d'être le seul. Je mets également les professionnels du stand-up communautaires et dont le fond de commerce est de cibler les petits défauts de leur famille.
Le survivre ensemble
Riad Sattouf dans la Vie secrète des jeunes, ne fait pas d'humour absurde. Les situations qu'il retranscrit le sont parfois, mais c'est la conduite des gens qui est dénuée de sens. Il est souvent la seule personne lucide dans le cadre. Un Sattouf sans la moindre pitié, qui ne met aucune forme, ne propose rien au lecteur qui puisse excuser, ou légitimer des propos parfois racistes ou fascistes. Et c'est un fascisme qu'on a pas l'habitude de dénoncer. C'est à ma connaissance les seules illustrations d'un certain ressentiment communautaire très fort qui ne s'exprime jamais ouvertement, mais qui est palpable dans la rue pour qui veut bien tendre l'oreille.
Il regarde donc le pire en face, et fait une oeuvre drôle, politiquement incorrecte et dramatique pour tout dire. Il y a de quoi abdiquer devant la conduite de gens même pas spécialement "jeunes". Là ou tout le monde s'empresse de chasser de sa tête ces agressions à la raison, Sattouf les magnifie : "l'antidémocratique" de la page 5 pour qui la démocratie est un truc de "blancs qui sucent et qu'il faut accrocher aux lampadaires"... avant de se voir présenter une Stéphanie tout fraîche qui est ravie de faire la connaissance de ce barbare qu'elle ignore encore, la bande de filles qui crache sur un type sans raison, le mec qui se perce ses boutons avec sa clés d'appartement, le mec qui parie avec son pote qu'il peut donner un coup de pied à un clodo allongé dans la rue, l'agression pour une cigarette, l'attaque avec une scie dans la ligne 9, et bien sûr la genèse du Gang des barbares. Il immortalise tout cela, une photographie de "l'incivilité" plus ou moins délirante, plus ou moins psychiatrique qui sévit en France depuis pas mal d'années déjà.
Il s'en sert comme matière première, un concentré de bêtise crasse qu'il lui tombe tout cuit dans le bec. Plus la peine de chercher des idées comiques, le réel l'est pour lui. Il est également tragique. C'est peut-être ce que l'on a reproché à cette bande dessinée qui prête plus souvent à pleurer qu'à rire.
Mon Intercité va cracker
Vivant à Paris, je ne peux confirmer le fait que les transports en commun sont souvent une épreuve. Une jungle flippante où l'incivilité est fréquente (ces cons de gens qui ne vous laissent jamais descendre de la rame). Mais en vérité, il n'est pas vraiment question de Paris. Il aurait pu tout aussi puiser ces histoires consternantes dans des grandes villes de province. On y trouve les mêmes cas sociaux. Un même délitement des rapports sociaux et des règles élémentaires de politesse et du langage ('"Ranafout").
La vie secrète des jeunes est une des rares tentatives artistiques de prendre la bêtise contemporaine à bras le corps, sans travestissement, sans désir d'édulcorer, sans vouloir garder le bon côté, sans désir de trouver du talent ou une excuse à la médiocrité, ou à la brutalité.
Et je ne suis même pas persuadé que ce projet soit 100% punitif, car Riad Sattouf a certainement une sincère affection pour les personnages complètement paumés qui ont croisé sa route l'espace de quelques stations. Et quand ce n'était pas le cas, quand l'antipathie était trop conséquence, et bien on peut voir l'immortalisation de ces échanges consternants comme une de palme d'or de la connerie où les gagnants ne vont jamais chercher leurs prix.
J'admets que ces pages puissent apparaître comme très violentes et absolument pas drôles. Mais il faut bien comprendre que le rire est une forme de protection. Et cette saga est un gilet par-balles bien utile de nos jours.