Encore un chef-d'oeuvre de narration, très rempli et très dense, malgré des manoeuvres scénaristiques qui peuvent faire sourire : en effet, on constate dans cet album de nombreux retournements de situation trop bien goupillés et de "coups de pot" comme le coup du puma qui permet à Blueberry d'aller sauver Graig ; le télégramme que Quanah jette au feu et qui n'a pas brûlé ; les 2 sauvetages in-extremis de Blueberry par Crowe. Enfin, tout ça n'est pas bien grave au sein d'un récit aussi prenant, Charlier montre son savoir-faire, il est expert en suspense et en retournements.
Le personnage de Crowe devient de plus en plus attachant et sympathique, il gagne en valeur, car il montre sa sincérité et surtout délivre Blueberry du poteau de torture, puis des Mexicains qui s'apprêtaient à le pendre. Les retrouvailles avec Quanah atteignent ici un paroxysme dans la fourberie et la haine aveugle, ça se gâte de plus en plus. Blueberry a l'occasion aussi de montrer son habileté en retournant les situations à son avantage, avec son don de persuasion pour convaincre le général Crook d'aller retrouver Graig. On retrouvera ce talent dans d'autres récits.
D'autres innovations en personnages sont très intéressantes : on y découvre Finlay (et Kimball ici plus en retrait) symbolisant les fameux jay-hawkers, ces soldats sudistes à moitié déserteurs et à moitié bandits réfugiés au Mexique après la guerre de Sécession, en quête de rapines. C'est l'occasion d'une belle scène entre lui et Crowe qui finit par le convaincre d'aller sauver Blueberry de la pendaison, en faisant appel à l'honneur. Mais la grande nouveauté, c'est bien-sûr l'entrée en scène de Jim McClure, un vieux pochard pleutre, parfois maladroit mais sympathique et surtout très attachant, surnommé "cou-de-cuir", un personnage au potentiel si riche qu'il va revenir souvent aux côtés du héros, en amenant une note d'humour.
Graphiquement, on constate un net progrès de la part de Gir qui s'oriente vers un style personnel, le trait a gagné en souplesse et en aisance, même si on remarque des visages encore mal foutus. Mais l'élève va bientôt dépasser le maître Jijé, qui d'ailleurs a dessiné dans le style de Gir plusieurs planches de cet album ; le résultat est saisissant, car il faut avoir l'oeil exercé pour y voir une différence. Si dans Tonnerre à l'Ouest, Jijé avait dessiné 1 ou 2 planches visibles, car le dessin de Gir n'était pas encore au top, ici les 2 graphismes se fondent dans une osmose totale.
Un bel album, toujours autant passionnant, avec de la grande aventure, du suspense, des séquences mémorables, des personnages pleins d'épaisseur, cet album marche dans les traces de la perfection. Que du bon !