Après un épisode quelque peu concassé par son cadre citadin, Jean Giraud ouvre cette septième aventure du lieutenant Blueberry en fanfare : un magnifique plan occupant la page entière, en plongée sur une locomotive à l’arrêt au bout du chemin de fer en construction, entourée par des dizaines de liliputiens vaquant à leurs occupations. Son compère Jean-Michel Charlier n'est pas en reste, nous gratifiant d’un énorme en-tête nous expliquant les grandes lignes de l'histoire du chemin de fer dans l'Ouest américain, et plus précisément la rivalité entre l'Union Pacific et la Central Pacific, au cœur de ce récit.
Ce n'est pas souvent que le maestro liégeois se laisse aller à ce genre de procédé, préférant laisser l'histoire expliquer l'Histoire, au fur et à mesure de sa progression, ou bien en utilisant de petits encarts. Mais lui aussi a décidé d'ouvrir cet album sur un "bang", et de fait, un tel largage d'informations aurait pu étouffer prématurément le lecteur, mais ici c'est tout l'inverse qui se passe : intégrer Blueberry à un cadre historique bien précis, à condition d'être aussi excitant que celui-ci, permet au contraire d'élever considérablement les enjeux, puisque ces derniers sont réels. Après, tout cela est purement personnel, mais franchement ça m'aide beaucoup plus à m'immerger dans le récit que s'il s'agissait d'une nouvelle guerre indienne fictive comme dans les cinq premiers albums.
Bref, toujours est-il qu'après cet encart nous sommes introduits au troisième personnage historique à apparaître dans la série, après Cochise et Crook : le général Dodge, dirigeant de l’Union Pacific, laquelle construit son réseau d'Est en Ouest. Déjà confronté à une flopée de problèmes internes, l'inquiétude de Dodge monte encore d’un cran lorsqu'il réalise que son chemin de fer doit passer par les grandes plaines du Dakota, terrain de chasse des tribus Sioux et Cheyenne, "les plus valeureux et turbulents guerriers de l'Ouest", dit-il. Fort heureusement, le général se souvient que peu auparavant, une vieille connaissance à lui a réussi à désamorcer une autre guerre indienne en négociant au péril de sa vie avec le chef navajo Cochise. Cette vieille connaissance, bien sûr, c'est le lieutenant Mike Steve Blueberry, lequel a au passage, apprend-t-on de la bouche de l'intéressé, sauvé la vie de Dodge durant la Guerre de Sécession. Je dis "apprend" car il faudra attendre une demi-douzaine d'années pour voir mise cette anecdote, qui vaudra d'ailleurs à notre héros sa caractéristique physique la plus fameuse…
C'est également à cette occasion qu'apparait, pour notre plus grand plaisir, celui qui deviendrait le troisième et dernier membre du "A-Team" de la série, j'ai nommé Red Neck ! Contrairement à Blueberry et McClure, cependant, il faudra encore quelques albums pour que s'affirme la personnalité du nouveau venu, d'abord assez laconique et quasiment anecdotique dans la deuxième partie de l'album. Il n'empêche, l'attribut que je préfère chez lui se manifeste assez rapidement lorsque Blueberry, de son propre aveu sans le moindre plan et par pur loyauté, s'apprête à attaquer toute une tribu indienne encerclant ce vieux Jimmy : Red Neck refuse de se joindre à cette entreprise suicidaire et en vient même aux mains avec l'impétueux lieutenant pour l'en dissuader. Voilà ce qui démarque et fait l'intérêt de son personnage : il est tout simplement le plus réfléchi du lot, ce qui est parfois à double tranchant : en sauvant Blueberry il s'apprêtait à sacrifier McClure. De même, dans Ballade pour un Cercueil, s'il évite à Tsi-Na-Pah de coller une deuxième baffe inutile à Chihuahua Pearl, il est aussi le premier à l'abandonner à son sort.
Avant tout cela, Charlier et Giraud nous gratifient d'un autre classique du Western, la charge de bisons. C'est une séquence très réussie, la plus épique depuis le tome 3. Encore une fois, on voit que le futur Moebius a sorti les crocs pour ce nouvel album et, comme souvent avec Charlier qui n'est pas Hergé, cette intervention animale n'est pas gratuite.
À présent rejoints par Jimmy (dont la présence, pour le coup, n'est pas vraiment expliquée mais qui va s'en plaindre ?), Blueb' et Red Neck arrivent en effet à Hell on Wheels pile au moment où le chef sioux Deux-Ours vient se plaindre du massacre des bisons ayant entrainé la charge, massacre très préjudiciable à la survie de son peuple. Blueberry s'efforce de régler le conflit pacifiquement lorsqu'un individu de haute taille, ganté et tout de noir vêtu, fait irruption pour en découdre avec les Peaux-Rouges : la coqueluche locale, Jethro Steelfingers.
L'Homme à l'étoile d'argent avait quelque peu souffert de la fadeur de son duo de méchants principaux, les frères Bass, mais j'ai le plaisir de vous dire que le tir a été vite corrigé : cruel, calculateur et arborant en quasi-permanence un sourire arrogant qui le rend particulièrement odieux, le nouveau venu est dans la lignée directe de Quanah et d'autres grands méchants charliérins. Son gimmick n'est cependant pas un simple bandeau à l'œil mais sa main de fer, venu remplacer sa dextre "arrachée par un tomahawk" et qui lui vaut son surnom (ainsi que le titre de l'album suivant). Jethro a d'autant plus de mérite qu'il n'est qu'un exécutant, un homme de main de la Central Pacific en la personne de l'ingénieur félon Lewis. Mais fort heureusement pour lui, ledit Lewis n'a guère l'occasion de briller.
En se faisant passer pour un vulgaire chasseur de trophées dans la lignée de Buffalo Bill (mentionné) et Comstock (caméo), Steelfingers est en fait chargé de semer le désordre au sein des rivaux de son employeur en envenimant leurs relations avec les Indiens. Blueberry ne tarde cependant pas à découvrir le pot-aux-roses lorsqu'il expose Jethro en possession de pièces de la Central Pacific. Un peu facile, mais je pardonne à Charlier car nous aurons eu droit au passage à une fusillade de saloon particulièrement réussie, où comme dans la scène des bisons, le feu joue un rôle important et contribue à faire monter la tension.
Jethro au vert, Blueberry a carte blanche pour négocier avec les peaux rouges (je sors…). Du moins le croit-il ! Car grâce à Lewis, qui jouit de la confiance du crédule Dodge, l'homme aux doigts d'acier ne tarde pas à s'échapper au cours d'une séquence qui n'a pas grand-chose à envier à l'évasion de Bane au début de The Dark Knight Rises ! Il s'agit de la première scène de train de la série, qui n'en sera pas avare par la suite – mais avec un titre pareil, on aurait pu s'y attendre.
Steelfingers rejoint ses rufians et tend un piège particulièrement immonde à Blueberry en prenant la place de son escorte et en abattant la plupart des chefs indiens venus négocier. Plus cruel encore : plutôt que de les achever, il laisse les vrais gardes à la merci des Sioux, dont on connait le traitement qu'ils réservaient aux prisonniers… c'est là un des charliérismes les moins sympathiques : son traitement des sous-fifres et de la main d'œuvre, allégrement sacrifiés sur l'autel des rebondissements scénaristiques, les plus à plaindre étant incontestablement les 328 équipages de Barbe-Rouge. Mais force est de reconnaitre que c'est ce genre de fourberies qui font rentrer quelqu'un comme Jethro dans le panthéon des grands méchants de la BD.
Blueberry, McClure et Red Neck s'en sortent in extremis et réussissent à limiter la casse en sauvant les ouvriers de l'UP en train de construire le chemin de fer à proximité. L'album se termine sur les chapeaux de roues, Giraud apportant, comme à la toute première page, une nouvelle preuve de sa plus grande maitrise des paysages et du nombre de figurants qui y évoluent – sa plus grande maitrise du détail, tout simplement. Le Cheval de Fer marque la plus grande évolution de son dessin depuis L'Aigle Solitaire, et il faudra attendre encore quatre albums pour en connaitre une encore plus radicale.
Quid du scénario de Charlier ? A-t-il connu un changement similaire ? Eh bien… pas tout à fait. Ce cycle du "Chemin de Fer" est sans aucun doute beaucoup plus orienté sur l'action pure que tous les albums l'ayant précédé, chacun d'entre eux suivant le même schéma que JMC applique à Barbe-Rouge et Buck Danny. Ce n'est pas un problème en soi, car on l'a vu le résultat est trépidant, mais ça manque d'un Crowe ou même d'une Miss Marsh pour toucher le cœur de notre héros au nez cassé, et par là celui du lecteur. Et là encore, il faudra attendre un certain prospecteur allemand pour venir secouer tout cela…
Mais encore trois albums au rythme effréné avant d'arriver en vue des Monts de la Superstition ; attachez vos ceintures, car le train Charlier-Giraud n'est pas prêt de s'arrêter !