Il en va des grandes oeuvres comme des évidences vraies, on peut vous les vendre en une ligne, et je le prouve :
Le dernier jour de Howard Phillips Lovecraft, c'est les Helvétiques de Corto Maltese, ou les Celtiques, ou Mu, au Pays de l'Horreur Cosmique
Voilà. Tout y est.
La narration, l'érudition, la littérarité, et même cette intelligence qu'on galvaude dès lors qu'on se sent surpassé.
Est-il besoin d'en écrire plus ? Sans doute pas pour les gens de goûts, qui sauront d'ores et déjà à quoi s'en tenir (c'est-à-dire : vers quelle librairie se diriger), mais ces derniers n'étant plus si nombreux, en ces temps frappés d'un N rouge sur fond noir comme une lettre écarlate -, et puisque nous sommes ici réunis le temps d'une critique qui n'en aura que le nom, sous nos capuchons en tweed de sectateurs tendance, célébrons les attraits surnaturels de ce monstre d'album.
Écartons toute ambiguïté, d'abord : Lovecraft, on aime, comme tout le monde, c'est sûr, les craquements dans le noir, les tentacules visqueux, l'abomination indicible, et comme tout le monde aussi on a aimé avant tout le monde, évidemment, c'est un des grands mystères de notre temps, où nul n'est un suiveur mais où les followers se comptent par dizaines de milliers. On a beau nous ressortir l'artillerie lourde à chaque fois, ça marche à tous les coups. Un poulpe vert sur une boîte de jeu de cartes et c'est dans le panier. Moi-même, à maintes reprises, j'avoue, j'ai péché, j'ai plein de saloperies d'un autre monde dans mes placards dont je me demande bien comment elles sont arrivées là, entres autres questions existentielles telles que : comment jouer à A Study in Emerald sans y sacrifier sa santé mentale ? Comment s'amuser avec le Signe des Anciens ? Mystère et boule de glaire.
Mais puisque nous sommes entre nous, et donc entre gens de bonne compagnie, arrachons la vérité comme un sparadrap sec : Lovecraft, on n'en peut plus. On n'en veut plus. On sature. Lovecraft à la ferme, Lovecraft à la plage, Lovecraft et les faux-monnayeurs, Lovecraft contre les Pokemons. ça-su-ffit ! On nous en a gavé jusqu'à ras la gueule, saoulé, engraissé comme une oie en période de fête, au point qu'on est à deux doigts de tout dégobiller : bouquins, BDs, comics, mangas, jeux vidéo, jeux de plateau, jeux de tarot, peluches, porte-clés, posters, stickers, caméos, tee-shirts, sweat-shirts, caleçons, calepins, calendriers, détournements, études, rééditions, quelques films au passage mais finalement très peu, une goutte dans l'océan au-delà de l'océan où dorment les cités englouties et les divinités rêveuses. Car en 2023, Lovecraft tient plus de la marque trendy que de l’œuvre ou de son auteur, on s'imagine sans peine une bourse imaginaire (vraiment ?) où sa valeur marchande fluctue avec celle des zombies, vampires, supers héros et autres battle royale qui gangrènent les rayons du divertissement populaire : faute d'avoir son imaginaire à elle, l'époque radote sans fin les mêmes rengaines d'un autre temps, qu'elle s'approprie par la grâce du Domaine Public ou des liasses de biftons, et adapte à sa sauce la plupart du temps insipide afin de ne fâcher personne, pour le plus grand plaisir d'un public étonnamment perméable à ces éternelles redondances. Plutôt que de s'inventer ses propres héros, ses propres mythes fondateurs (ce qu'elle ne sait plus faire, sans doute, à trop s'être formatée pour les besoins du Capital), elle préfère dévoyer ad lib les valeurs sûres, qui feront vendre non pour leur qualités intrinsèques mais pour l'héritage dont elles se réclament.
Et pour autant, ça n'empêche pas la qualité, dans l'adaptation scolaire comme dans l'exercice de style, les bons exemples se comptent certes moins que les mauvais, mais par dizaines pourtant.
Ainsi en va-t-il de cet album inattendu, comme tombé du ciel, tout en couleurs idoines, dont on ne saurait trop louer la qualité des planches, dans l'impact visuel du découpage, le vertige des cadrages non-euclidiens, l'épaisseur organique du trait, spectacle fantasque, macabre, total où les nuances aseptisées du gris de la réalité cèdent petit à petit sous les coups de boutoir du rouge et de l'obscur, tandis que les odeurs de souffre prennent le pas sur celle, piquante, du désinfectant.
C'est dire si dans ces conditions, une structure tâtonnante ou des textes maladroits auraient sonné le glas de l'entreprise, qui ne saurait dès lors s'accommoder de la médiocrité. Par chance, ici, et c'est Providentiel (pun intended), l'excellence appelle l'excellence, l'écriture est au diapason. Le scénariste n'en est pas à son coup d'essai, il a dans ses bagages une solide carrière littéraire, que l'on pressent d'emblée dans ses tours et détours, figures et défigures tout autant maîtrisés. Non content d'imprimer son style personnel en filigrane, il imite l'auteur à la perfection, le fond, la forme, émaillant l'ouvrage de lettres manuscrites à s'y méprendre, empreintes d'une grande érudition, et qu'il faut déchiffrer en plissant les yeux comme les vraies. L'immersion est totale. L'idée qui sous-tend le récit, lumineuse.
Alors qu'il s'apprête à rendre l'âme (en laquelle il n'a jamais pu ni voulu croire), Lovecraft reçoit la visite d'un étrange personnage aux multiples visages, dont l'identité reste cachée jusqu'à la grande révélation, réjouissante à tous égards, et qui va l'entraîner dans un ultime voyage à travers le temps et l'espace, non sans le soumettre à l'intransigeance de ses jugements, tantôt hostiles, tantôt complices, et d'une grinçante ambivalence.
Là réside d'ailleurs l'unique point d'achoppement de l’œuvre, et peut-être son (discret) talon d'Achille, car si ces jugements peuvent s'entendre dans la bouche d'un personnage en général, et de celui-ci en particulier, s'ils sont censés, subtils, moins manichéens qu'on pourrait le craindre, on ne sait s'ils reflètent ou non l'opinion d'un scénariste dont on a la naïveté de se demander parfois s'il ne détesterait pas son sujet autant qu'il le révère. Impossible de déterminer (ou tout du moins : ardu) comment il se positionne vis-à-vis de son propos, qui perd tout intérêt dès lors qu'on l'attribue à une personne réelle (parce que facile et prétentieux hors du cadre narratif), et cette ambiguïté (si ce n'est morale, au moins : artistique) dérange autant qu'elle a son charme.
Car si la critique est toujours belle, et fine, et contrebalancée avec sagesse, elle n'en apparaît pas moins cruelle, parcellaire, partiale, sans concessions - injuste, même, par moments. Jamais moqueuse, toutefois, et c'est un soulagement : on se gausse davantage (mêmes si sans méchanceté) des innombrables marchands du temple qui sont venus ensuite, que ce soit par passion ou par opportunisme, poser les mille et unes pierres de son gargantuesque mausolée. Pierres dont cet album n'est ni la moindre ni la moins passionnée, en conséquence de quoi regrettera-t-on que les auteurs ne se soient pas eux-mêmes intégrés à ce panthéon, où ils ont leur place parmi les meilleurs.
Évidemment, il faut bien que la question vienne sur le tapis, les potentiels lecteurs attendront l'information au tournant : oui, on n'y échappe pas, à deux ou trois reprises, le racisme du bonhomme est évoqué, et c'est en soupirant qu'on s'oblige à relire une énième fois les mêmes extraits de sa correspondance, dont nul n'ignore plus la teneur depuis qu'internet s'est fait la conscience du monde. Non que le sujet soit tabou, loin, très loin s'en faut, puisqu'en 2023, on compte plus de gens qui savent que Lovecraft était raciste que de gens qui l'ont lu. Comme s'il n'était pas concevable d'aimer littérairement son œuvre sans se sentir contraint de le désavouer en place publique. Et en même temps, comment blâmer quiconque de céder à cette injonction muette quand la moindre omission peut valoir aux artistes une crucifixion instantanée sur les réseaux sociaux, condamnant leur travail à un oubli prématuré, enfoui sous des tombereaux d'injures et d'invectives ? Position délicate, on le comprend. Mais il est dommageable que ces quelques (courts) passages aient tout de la pièce rapportée tant ils paraissent n'être là que pour acheter la paix sociale, sans avoir rien de neuf à nous apprendre ou à nous éclairer, puisque de ce racisme on ne fait rien de constructif : ni mise en perspective, ni contextualisation biographique, ni tentative d'explication. Il faudra une fois de plus se contenter du fait et se débrouiller avec, comme s'il était une fin en soi.
Et pour autant, que l'on ne s'y trompe pas : en dépit de ces petits agacements vite occultés, peut-être illégitimes parce qu'incompris (là est le risque lorsqu'on se pique de faire dans le cryptique, et c'est tout l'avantage : le lecteur peut choisir l'interprétation qui lui convient le mieux, plutôt que celle qui le hérisse), l'album est un monument dans son genre, le mot n'est pas faible, un sans faute, une leçon, un cadeau, tant pour les amateurs de Lovecraft que pour ceux (c'est plus surprenant) de Hugo Pratt, et plus généralement les amoureux du neuvième art dans son ensemble.
Nécessaire, également, en ces temps d'exploitation mercantile à outrance.
Une façon magistrale de remettre les pendules à l'heure et de tuer le mythe pour revenir à l'homme.
Trahir ses dernières volontés pour mieux les honorer.
Un dernier parjure pour mettre fin au bal des copistes.
L'intention fut louable. L'exécution, magistrale, jusqu'au cahier graphique qui conclut l'ouvrage en beauté.
Touchons également un mot de sa qualité plastique, au regard de son prix très raisonnable, dont l'éditeur se vante à juste titre avec un bel humour en premières pages. Lui qui s'était spécialisé dans les publications de seconde zone y gagne ses lettres de noblesses.
Autant d'arguments qui rendent cet achat indispensable, dès lors qu'on n'est pas allergique à la noirceur névrotique (c'est comme ça qu'on les aime) de ces apocalypses décomposées.