Auteur remarqué de Hound Dog (2022), le dessinateur Nicolas Pegon ne fait pas dans la facilité avec cette BD, sur un terrain où on ne l’attendait pas. Encore que…


En 1416, un moine en prise au doute est pris d’hallucinations qu’il ne comprend pas. Il faut dire qu’il n’avait pas les connaissances que nous avons désormais sur certaines substances hallucinogènes. Aujourd’hui nous savons que l’ergot du seigle, un champignon qui peut se développer sur les pains de seigle, provoque des hallucinations (désignées sous le nom d’ergotisme) comparables à celles que provoque le LSD, rien moins que cela. Le LSD n’était pas connu à l’époque et on interprétait les hallucinations liées à l’ergotisme comme des manifestations de nature divine. A vrai dire, vu ses effets, on les considérait même comme des tentatives de Satan en personne pour pervertir les servant.e.s de Dieu. Comme quoi la méconnaissance est à l’origine de graves méprises.


Une étonnante confrontation


Ici, le moine ne réalise pas qu’il absorbe (probablement de façon plus ou moins régulière) une substance aux effets délirants qui l’amène aux limites de l’irréparable. En l’y soustrayant in-extremis, le dessinateur s’amuse à le confronter dans son délire à un individu de notre époque qui pourrait être Nicolas Pegon en personne. Le moine l’appelle Antoine en s’imaginant être confronté à Saint-Antoine, car à son époque on désignait par feu de Saint-Antoine les effets de son délire. Le dessinateur en profite pour explorer ses propres délires visuels. Ainsi, Antoine reçoit le moine dans son intérieur et c’est très amusant, car chacun des deux personnages vit avec ses connaissances et ses références. L’hôte utilise un vocabulaire et des expressions de notre époque, accentuant l’incompréhension du moine. Pour nous lecteurs, c’est particulier, car Nicolas Pegon présente tout cela selon la perception déformée du moine. Autant dire qu’il met le paquet, avec un feu d’artifice de couleurs psychédéliques dont deux tons fluos et des déformations en tous genres. Il joue aussi bien avec les formes qu’avec la façon dont sont représentés les mots, ce qui s’avère particulièrement convainquant.


Hallucinations et délires


Attardons-nous sur l’aspect religieux, fondamental aux yeux du moine. L’expérience hallucinatoire renforce son doute, puisqu’il va jusqu’à considérer que son délire lui apporte des réponses à ses questions. Évidemment, ce qu’il perçoit alors de la réalité l’amène à tout reconsidérer. Nous avons même des réflexions qui ne sont pas loin de la métaphysique pascalienne, ce que je considère comme particulièrement significatif : cette BD ne se distingue pas que par son originalité d’aspect. A noter également que Nicolas Pegon s’arrange avec beaucoup d’élégance pour ne jamais prendre position pour ou contre le dieu du moine. La réflexion générale tend davantage vers ce qui nous motive dans l’existence plutôt que vers une hypothétique foi qui repose essentiellement sur une croyance qu’on veut bien entretenir (ou non). Bien entendu, on ne peut pas attendre une réflexion poussée dans une BD petit format (14,9 x 10,7 cm – 112 pages). Par contre, on apprécie la richesse d’inspiration de Nicolas Pegon qui ne se contente pas de déformations physiques en tous genres et de la débauche de couleurs déjà cités. Ainsi, il marque l’incompréhension entre ses deux personnages en faisant sentir que le moine s’exprime en vieux français (caractères gothiques, en rose dès le début). Et il fait sentir la différence des deux personnalités par leurs cadres de vie, leurs façons de vivre (habitudes, vêtements, etc.) et leurs références. On aperçoit par exemple une ébauche de l’affiche du film Les Dix commandements (Cecil B. DeMille – 1956) et une cathédrale est représentée à la façon dont elle serait utilisée aujourd’hui dans un spectacle de type son et lumière.


Des avantages du neuvième art


Encore une fois, Nicolas Pegon fait le lien entre son inspiration picturale et ses goûts musicaux, ce qui apporte un plus dans la compréhension de sa manière et de ses intentions. Cette BD qui peut se lire assez rapidement n’est donc pas qu’une parenthèse récréative dans le parcours d’un artiste. Le dessinateur montre ici qu’avec relativement peu de moyens (à comparer avec ce qui s’avère nécessaire au cinéma par exemple) et une belle inventivité, il trouve les ressources pour produire une œuvre d’une richesse étonnante. Bien entendu, la comparaison avec le cinéma ne doit rien au hasard, puisque cette BD comme beaucoup d’autres est conçue d’une manière qui doit pas mal au septième art, dans sa façon de faire sentir les mouvements, de concevoir les cadrages et les enchainements. Quand on pense à tout ce que Nicolas Pegon fait passer avec les moyens limités d’une BD, par rapport à tout ce qui serait nécessaire pour produire une adaptation cinématographique (animation par exemple), c’est quasiment aussi vertigineux que la réflexion sur l’existence ou non d’un Dieu tout puissant !


Critique parue initialement sur LeMagduCiné

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le 28 janv. 2024

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