Un cabaret extraordinaire au temps des années folles

Il arrive parfois qu’un bijou tombe du ciel, et cette bande dessinée en est un. La surprise est d’autant plus agréable quand on n’avait pas forcément eu l’intention de la lire au départ. Il arrive aussi que la couverture ne mente pas, et celle-ci, particulièrement réussie, en traduit parfaitement le contenu. Bienvenue au Jardin de la ville-lumière !


Cette fiction nous transporte – le terme est on ne peut plus adéquat — dans un cabaret parisien pendant les années folles. L’univers délicieux de Gaëlle Geniller est sublimé par les décors et accessoires de style Art nouveau, telle cette lampe de la couverture, et une palette de couleurs riches et chatoyantes. Le trait élégant, d’une sensibilité rare, retranscrit avec bonheur les mouvements gracieux des danseuses et danseurs, mais également les états d’âme des protagonistes. Ce cabaret, ce « jardin » paradisiaque, haut lieu des « nuits parisiennes enivrantes » de l’entre-deux-guerres où les danseuses portent des prénoms de fleur, on l’a à peine découvert qu’on ne voudrait déjà plus le quitter.


Quant à la narration, rien à redire là non plus, elle est impeccablement construite. Ces chroniques, bien qu’un tantinet fleur bleue, évitent pourtant tout pathos ou mélodrame inutiles. A cet égard, l’élégance du dessin est totalement en phase avec le scénario. Le lecteur va suivre avec fascination l’évolution de Rose, ce jeune homme, élevé « en vase clos » dans le cocon protecteur et entièrement féminin du cabaret dirigé par sa mère. Celui-ci va s’affirmer de plus en plus dans son identité transgenre, sous la houlette de celui qui deviendra son impresario, le charmant et distingué Monsieur Aimé.


A l’époque, le terme « transgenre » n’existait pas vu que la question ne se posait pas. On parlait de travestis et ceux-ci n’étaient tolérés que dans le cadre d’un spectacle. Là où le parcours de Rose fascine, c’est que le jeune homme arrive à se faire accepter dans ses tenues féminines, même hors du cabaret, notamment lorsqu’il part séjourner en province….. Il faut dire que Rose est très beau, qu’il bénéficie d’une morphologie gracile et d’un visage très androgyne, ce qui semble suffire à faire taire les esprits ronchons et réactionnaires.


Malgré le terrain glissant sur lequel repose ce récit, Gaëlle Geniller parvient à éviter toute vulgarité, ne cherchant aucunement à choquer le lecteur. L’érotisme facile est totalement hors champ. Cela tient beaucoup à la belle personnalité de Rose, tout en candeur, pour qui le fait de danser dans un lieu « olé-olé » apparaît tout à fait naturel. Certes, le jeune homme y a grandi, mais pour lui, seul son art compte, peu importe les centimètres carré de peau dénudée. A la question d’un journaliste qui lui demandait s’il se considérait comme une femme dans le corps d’un homme, Rose répond avec une simplicité désarmante : « Je me considère comme un homme, mais un homme qui aime tellement les femmes qu’il a envie de faire comme elle ».


Certes, le monde décrit semble idéalisé et loin des problématiques de l’époque liées à la proximité des deux guerres (l’une qui venait de se terminer dans une gigantesque tragédie humaine et l’autre, non moins terrible, qui déjà grondait au loin), et pourtant on déguste, et surtout on respire avec bonheur ce « jardin de fleurs » aux mille odeurs.


Il faudra vraiment suivre cette jeune autrice qui semble promise à un avenir aussi radieux que son jeune danseur de cabaret. Avec son charmant « Jardin » parisien, on lui saura gré de dédramatiser avec une grande finesse un sujet potentiellement clivant, de rendre sans objet une polémique affectionnée par les réactionnaires de tout poil qui hélas refusent de se cantonner aux oubliettes patriarcales du XXe siècle.

LaurentProudhon
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Les meilleures BD de 2021

Créée

le 19 juil. 2021

Critique lue 287 fois

Critique lue 287 fois

D'autres avis sur Le Jardin, Paris

Le Jardin, Paris
Alaynnah
5

Une belle utopie

Le résumé n'est pas très descriptif mais la couverture et le style graphique m'ont attirés vers cette bd. Sur ce dernier point je n'ai pas été déçue, elle est sublime, dans les couleurs, dans les...

le 6 mai 2024

1 j'aime

Le Jardin, Paris
Ouaicestpasfaux
6

Je ne sais pas trop ce que j'ai lu

La Jardin, Paris, c'est beau, très doux, complètement irréaliste de bienveillance et presque dépourvu de scénario. C'est une jolie bulle de soap, loin d'être désagréable à lire, confortable mais sans...

le 1 déc. 2021

1 j'aime

Le Jardin, Paris
Cellophane
8

Critique de Le Jardin, Paris par Cellophane

Un bien bel ouvrage…D’un point de vue esthétique, il n’y a rien à dire, c’est parfait.Le trait doux de Geniller sert parfaitement la poésie légère de l’histoire. Elle va dans une épure terriblement...

le 12 mai 2024

Du même critique

Les Pizzlys
LaurentProudhon
9

Dans la peau de l'ours

Après avoir obtenu la récompense suprême à Angoulême pour son exaltante « Saga de Grimr », Jérémie Moreau avait-il encore quelque chose à prouver ? A 35 ans, celui-ci fait désormais partie des...

le 23 sept. 2022

15 j'aime

Le Dieu vagabond
LaurentProudhon
9

Le vin divin du devin

Avec cette nouvelle publication des éditions Sarbacane, préparez-vous à en prendre plein les mirettes ! De très belle facture avec dos toilé et vernis sélectif (ce qui n’est pas surprenant quand on...

le 26 déc. 2019

8 j'aime

La Petite Lumière
LaurentProudhon
8

Le trépas est un trip

Dans une région isolée qui pourrait être la Corse ou l’Italie du sud, un vieil homme a choisi de s’installer dans un hameau désert pour y vivre ses derniers jours. Chaque soir sur la colline d’en...

le 18 mai 2023

7 j'aime