- Alors si quelqu'un t'aime, tu lui rends la pareille ?
- Bien sûr ! C'est ça l'affection !!
- Je t'aime à en mourir. Tu vas m'aimer en retour ?
- ...
Ôtomo Kyôichi est un salaryman marié et sans enfants tout ce qu'il y a de plus banal si ce n'est qu'il se retrouve à tromper régulièrement sa femme à cause de son incapacité à savoir dire non.
Un jour, Kyôichi apprend via Imagase Wataru, un ancien ami de fac devenu détective privé, que sa femme l'a embauché pour enquêter sur lui car elle le soupçonne d'être infidèle. Imagase lui propose alors un deal : il ne dira rien à sa femme si Kyôichi accepte de lui offrir un baiser.
Kyôichi accepte à contrecœur sans se douter que cet incident va remettre en cause toute sa conception de la vie et de l'amour.
Au Japon, le manga sort d'abord sous forme d'un One Shot intitulé Kyûso wa Cheese no Yume wo Miru (Le Jeu du Chat et de la Souris). Suite au succès de la série, une nouvelle édition avec le tome original et un deuxième tome intitulé Sojô no Koi wa Nido Haneru (Comme un Poisson Hors de l'Eau) est publié en 2009. En 2020, pour accompagner la sortie de l'adaptation en film de l'œuvre, un chapitre bonus intitulé Hummingbird Rhapsody sera prépublié puis ajouté dans une toute nouvelle édition contenant des pages couleur et tous les chapitres bonus sortis jusqu'alors mais édulcorant les passages érotiques afin de toucher un public plus jeune.
En France, Asuka éditera d'abord l'édition One Shot en 2007, puis sortira la nouvelle édition en deux tomes à plusieurs reprises (avec divers bonus supplémentaires) en 2009. Une édition intégrale et limitée sortira également chez Kazé en 2015 pour l'anniversaire de l'éditeur.
Comme un poisson hors de l'eau
À première vue, Le Jeu du Chat et de la Souris est un yaoi tout ce qu'il y a de plus classique avec un hétéro qui se fait draguer par un homo et va finir par tomber amoureux de lui.
Sauf que non.
Sans parler du manga en lui-même, il faut déjà savoir que le magazine où il a été prépublié est avant tout une revue de josei destinée aux femmes adultes et que la mangaka évolue surtout dans l'univers du shôjo, ce qui explique le ton plus mature que dans la plupart des yaoi généralement destinés à un public plus jeune et la romance moins fan service et plus centrée sur le développement des personnages comme dans les shôjo.
Ainsi Le Jeu du Chat et de la Souris s'illustre par une histoire certes simple qui parle du quotidien de deux hommes que tout oppose mais qui prend aux tripes tant l'évolution de leur relation est aussi forte qu'imprévisible et surtout réaliste ! (ou tout du moins se voulant réaliste, contrairement à la majorité des autres yaoi)
Non, Kyôichi et Imagase ne vont pas se tomber dans les bras dès le chapitre 2. Non ils ne vont pas coucher ensemble dès le chapitre 3. Et non, ils ne vivront pas heureux jusqu'à la fin de leur jours juste parce qu'ils ont décidé de se mettre en couple.
Le manga se concentre donc entièrement sur les deux héros principaux.
Ici on va suivre le parcours de vie de deux hommes qui vont à chaque instant tout remettre en question pour cette unique personne qu'est leur nouvel amant. Les deux hommes vont non seulement chercher à comprendre l'autre mais surtout eux-mêmes, dans leur faculté à aimer (d'une manière saine ou non) ou par rapport aux limites que leur imposent leurs principes et leurs à priori (qu'ils se verront parfois transgresser avec une facilité trop déconcertante à leur goût). Il y aura des éléments déclencheurs pour chaque étape de leur relation qui se veut un minimum pensée et réfléchie pour finalement aboutir à une "romance" (si l'on peut appeler ça comme ça).
La relation entre les deux protagonistes est tout aussi intense que tumultueuse car ici, c'est bien la psychologie des personnages qui est surtout mise en avant, c'est pourquoi on sent qu'il y a comme du vrai dans le récit. Le couple est loin des stéréotypes et l'histoire et les différents personnages se veulent construit comme dans la vraie vie, ce qui se différencie de beaucoup d'autres mangas ou yaoi qui sont généralement assez romancés (on notera d'ailleurs l'absence des rôles prédéfinis du uke et seme propres au genre).
La fin du manga vient elle aussi appuyer cet effet de réalisme. Bien qu'un peu brusque et incertaine, je trouve personnellement qu'elle retranscrit parfaitement la relation qu'il peut exister en ces deux personnages très humains de bout en bout, à savoir un jeu du chat et de la souris permanent.
Le chat noir admire la lune
Le manga étant court et l'intrigue tournant principalement autour de ses deux héros, les personnages sont assez peu nombreux :
Ôtomo Kyôichi : Homme assez banal mais sérieux et gentil. Cependant il manque de caractère et a tendance à se laisser porter par le courant sans jamais prendre de décision par lui-même.
Personnage qu'on peut sentir assez pitoyable par moment mais qui est plus largué que réellement méchant. Sans être un personnage follement original à la base (il faut dire que ce n'est pas le but puisque tout l'intérêt est d'en faire un Monsieur tout le monde auquel le lecteur puisse s'identifier), son évolution est vraiment intéressante à suivre, on suit un jeune naïf devenir un homme adulte !
Imagase Wataru : Ami homosexuel fou amoureux de Kyôichi depuis qu'il l'a rencontré à la fac mais à qui il n'a jamais avoué ses sentiments. Prenant cette rencontre fortuite comme une dernière chance s'offrant à lui, il décide de profiter du caractère indécis de Kyôichi pour le faire chanter une dernière fois avant de lui dire adieu mais se retrouvera finalement pris au piège de ses sentiments.
Un personnage vraiment charismatique et surtout imprévisible qui se retrouve petit à petit totalement dépassé par ses propres sentiments, lui qui a pourtant l'habitude de gérer les choses avec méthode et prudence. Imagase a des côtés très extrêmes (il peut être brutalement terre à terre comme profondément désespéré) qui contrebalancent bien avec le personnage assez coulant et "gris" de Kyôichi.
Les autres personnages sont peu nombreux mais sont tous là pour servir l'intrigue d'une manière ou d'une autre. Certains en deviennent même attachant à leur manière car ils ont là encore des réactions bien travaillées. On peut également noter le fait que la majorité des personnages secondaires soient féminins, chose qui n'arrive que très rarement dans les yaoi où on a genre 1 fille pour 10 mecs qui sont bien sûr tous homosexuels, bref...
Concernant les deux héros, ils se complètent bien et évoluent chacun d'une manière différente et surprenante. On découvre sans cesse de nouvelles facettes d'eux, tantôt attendrissantes, tantôt effrayantes. On ne cache ni leurs défauts, ni leurs qualités, mais c'est bien ça qui les rend si criant.
Melancholic Butterfly
Le manga est court mais se révèle très riche au final, notamment grâce aux nombreux saut dans le temps qui donne une nette impression d'avancement et d'évolution. Les volumes contiennent suffisamment de texte, sans devenir indigestes malgré le nombre de pages assez conséquent, notamment pour le tome 2.
Le coup de crayon de la mangaka est particulier mais plutôt beau et bien maîtrisé, preuve en est que bien que les chapitres soient sortis avec pas mal d'années d'intervalle, les dessins n'ont pas grandement évolué. De plus, ses colorisations sont vraiment jolies, assez feutrées. Quant au découpage des cases, je le trouve vraiment génial ! Il se concentre sur des détails et arrive à transmettre toute la teneur des propos des personnages, propos qu'ils n'ont d'ailleurs parfois même pas à dire tant les plans muet transpirent d'une intensité rare.
Quant au récit en lui-même, le manga est juste vraiment fort, avec beaucoup de scènes marquantes, de dilemmes, et deux personnages principaux en perpétuelle réflexion et surtout confrontation. Ce côté chaotique assez marqué peut être assez épuisant voir peut-être même énervant à la longue, mais c'est aussi ça qui rend le manga si marquant au final, la tension étant présente de manière constante. L'auteure arrive à transmettre des éléments banals du quotidien (comme le fait de nettoyer un frigo ou encore d'utiliser un briquet) en quelque chose d'extrêmement symbolique et les paroles des personnages sont empruntes d'une justesse assez déstabilisante.
De même, il faut bien le dire, l'œuvre se veut résolument érotique. Le sexe y est très présent voir même assez cru mais contrairement à une majorité de yaoi, celui-ci ne devient jamais pesant ou vulgaire car il est là pour une bonne raison (à savoir, marquer les paliers d'évolution dans la relation des deux protagonistes) et l'auteure n'insiste pas pendant plusieurs pages sur les roucoulades des deux amants durant leurs ébats.
Dans cette tornade de sentiments, on notera malgré tout de nombreux passages comiques par-ci par-là et quelques moments de tendresse qui permettent de respirer un peu.
Concernant l'édition, je dois dire que j'aime bien celle en 2 volumes, le format est assez petit contrairement aux autres yaoi, les couvertures elles collent magnifiquement bien au manga (à la fois sobres mais bourrée d'indices relatifs à l'œuvre).
Cependant je dois dire que j'ai été charmée par l'édition intégrale grand format sortie pour les 5 ans de l'éditeur Kazé. Déjà parce que celle-ci permet d'enlever la coupure entre le tome 1 et le tome 2 (le premier tome seul se contentant d'une assez mauvaise approche de la relation qui lie Kyôichi et Imagase à mon sens). Ensuite parce que l'impression est belle, sans bavures et si je regrette que l'on n'ait plus qu'une seule couverture au lieu de deux (qu'on retrouve en tant qu'illustration couleur en début de tome malgré tout), le livre est assez rigide pour en faire un bel ouvrage de collection, sans être trop épais ou encombrant comme souvent pour ce type de format. De plus, l'édition contient en fin de volume une présentation de l'auteure assez enrichissante et une explication de l'œuvre qui est ma foi très juste.
Les doigts glacés du chat noir
Avant de conclure, je me permets de faire un aparté sur le genre yaoi.
Vous l'aurez compris en lisant le résumé, le manga est moralement condamnable puisqu'il fait plus ou moins l'apologie du viol et du chantage affectif en romançant une histoire qui aurait du être plus traumatisante qu'autre chose, la relation entre Kyôichi et Imagase étant majoritairement conflictuelle et surtout non consentie à la base.
Alors je ne vais pas me lancer dans un paragraphe d'une page pour défendre l'œuvre et son message car il n'y a rien à défendre : le viol, c'est mal !
Je vais donc expliquer pourquoi malgré tout j'arrive à apprécier cette œuvre.
Et bien c'est tout simplement par rapport au fameux "pacte de lecture" qui consiste grossièrement à placer l'œuvre qu'on lit dans un "contexte". Je m'explique :
Si je lis un shônen, je ne vais pas m'étonner du fait que le héros arrive à se relever après s'être pris une météorite ni qu'il gagne grâce au Nakama Power.
Si je lis un shôjo, je ne vais pas m'étonner du fait que l'héroïne tombe amoureuse du prince du lycée et qu'il arrive à l'aimer elle en retour plutôt que les vingt autres filles qui le courtise.
Si je lis une comédie harem, je ne vais pas m'étonner du fait que tous les personnages tombent amoureux du protagoniste principal.
Eh bien si je lis un yaoi, je ne vais pas m'étonner du fait qu'une relation non consentie puisse aboutir à un couple heureux.
Car oui, le yaoi, c'est triste à dire mais c'est souvent ça. Et là où se différencie Le Jeu du Chat et de la Souris des autres yaoi, ce n'est donc pas par ce côté moralement douteux mais par sa façon de construire son histoire. En remettant justement en cause le viol (chose faite assez rarement dans ce genre), en décortiquant les actions de ses personnages (qui ne sont pas toujours raccord avec leurs pensées), en donnant un sens réellement symbolique aux scènes de sexe et en évitant le happy end cucul en mettant en scène un couple dont la relation ne tient qu'à un fil jusqu'à la toute dernière page du livre.
Pataugeant dans les doutes mais respirant le bonheur
Vous l'aurez compris, Le Jeu du Chat et de la Souris est une œuvre que j'apprécie énormément, au point de la considérer comme un chef d'œuvre (sans pour autant être aveugle sur les mauvais messages qu'elle véhicule donc).
Autant la version One Shot ne m'avait pas vraiment convaincue, autant quand j'ai lu tome 2 ça a été une claque monumentale à l'époque.
Ce manga il parle de l'être humain dans toutes ses contradictions et c'est en ça qu'il demeure particulièrement touchant. Un des rares yaoi que je pourrai conseiller à quelqu'un qui n'est pas forcément initié au genre, cependant il est à mon humble avis nécessaire d'avoir une certaine maturité pour en comprendre toutes les subtilités.