Aveu introductif : du souvenir ému à la lecture intriguée

Comme l'annonce mon titre, l'heure est grave : il est temps d'avouer.

C'est par le yaoi que je me suis éveillée à la sexualité. Oui oui, vous avez bien lu. Certains ont le porno ; moi, jeune demoiselle bercée par l'univers manga, j'eus le yaoi. Je n'en ai pas lu beaucoup ; mais quand j'en lisais, j'étais instantanément happée, le monde alentour disparaissait, c'était très excitant.

Et puis un jour, des années plus tard, j'étais avec mon keum, j'ai prononcé le mot "yaoi" et là, le drame : il m'a répondu "'C'est quoi le yaoi ?". Alors moi forcément je pousse les hauts cris. "Quoi, mais comment peux-tu ne pas connaître le yaoi, c'est toute mon adolescence, faut suivre un petit peu, nan mais c'est quoi ce mec", etc. La harpie hystérique encore excitée par l'homosexualité masculine qui se terre en moi finit par se calmer, et calmement, je raconte à mon cher et tendre mes premières expériences du yaoi, et je finis même par retrouver des textes que... hum... que j'avais bien aimés quoi.

A peine un mois plus tard, le boyfriend me tend un petit paquet soigneusement emballé... Et que ne découvré-je pas en ouvrant le cadeau ! "Hiiiiiiiiiiiii un yaoiiiiiiiii oh merciiiiiiiiiiiii". Et pas n'importe lequel : "Un des meilleurs", me dit-il. Vous l'aurez compris, c'était Le Jeu du chat et de la souris.
Bon, ben voilà, le lendemain soir j'avais lu les deux tomes...

Renouer après des années avec d'anciennes passions est toujours un moment délicat. L'esprit critique a éclos comme une plante carnivore qui dévore le petit papillon innocent ; l'heure est parfois à la désillusion et au mépris des amours disparues. Mais cette fois, que nenni ! Evidemment, je ne suis plus idolâtre du yaoi comme j'ai pu l'être... Mais j'ai éprouvé un singulier plaisir (tout à fait innocent, je vous vois venir, petits pervers) à me plonger dans la lecture de ce manga de Setona Mizushiro.
Le début m'a laissée un peu sceptique : le manga démarre vite, trop vite, sans qu'on comprenne bien pourquoi Kyoïchi, le héros coureur de jupons, cède aux avances d'Imagasé, le détective gay fou amoureux du héros depuis des années, engagé par la femme de ce dernier pour enquêter sur ses liaisons - la pression n'étant pas, à mon sens, un motif suffisant, ou du moins pas un motif suffisamment bien exploité. On débarque in medias res, ce qui est souvent bien fait mais parfois un peu brutal... Et notamment parce que la psychologie du personnage principal est tout de même bien simpliste dans les premiers temps. C'est pour cette raison que, et c'est plutôt rare, j'ai préféré au premier le second tome. En effet, la mangaka affine énormément le caractère, les pulsions, les motivations de Kyoïchi, et le rend palpable - humain. De la même façon, Imagasé perd un peu de son charme mâle inaccessible, son sourire ténébreux et affreusement sédui... oups, je m'égare, bref, son sourire passe du vice sexy un brin caricatural à l'expression d'un malaise existentiel et sentimental assez foudroyant. Le duo gagne en substance et donc, bien évidemment, en intérêt... Un peu comme si Mizushiro avait réfléchi à ses personnages au fil de son écriture, et je trouve ça à la fois fascinant dans le processus artistique et dommage pour l'oeuvre elle-même. Ainsi, je me dis que sans le second tome, qui n'était pas prévu au départ, le manga serait assez décevant.
Pour ce qui est des péripéties, le manga en est riche, sans que ce soit trop surfait et systématique, ce qui est plutôt un bon point quand on sait la tendance des dessinateurs de BDs à rajouter de manière impromptue des éléments pour allonger leurs séries, en particulier quand il s'agit de publications périodiques. Il y a bien des éléments inscrits dans cette logique, un peu cousus de fil blanc, qui servent de prétexte à des scènes de ménage et autres crises amoureuses entre K. et I. (la flemme d'écrire les noms, pardon), mais ces éléments sont circonscrits dans le petit champ anthropologique du monde des protagonistes, c'est-à-dire qu'on n'a pas droit à une multiplication de personnages sans queue ni tête mais à une vraie enquête sur la pérennité des relations sociales entre individus liés à un moment x de leur vie par un attachement sexuel et/ou amoureux. (Punaise c'est beau ce que j'écris, tout ça sur du yaoi.) Bref, le tout est assez pertinent, et si l'horizon directeur du manga semble évident (le lecteur s'attend évidemment à ce que K. avoue son amour pour I. et à ce qu'ils vivent heureux ensemble pour le reste de leurs jours), l'auteur nous ménage quand même un certain nombre de bonnes surprises, et ne s'enfonce pas dans la facilité avec un dénouement couru d'avance. C'est heureux, je fus très contente en refermant le manga. On échappe à un certain nombre de clichés, et on voit se tisser une relation complexe, ambivalente, qui ne se réduit jamais à une amourette pâlotte et débectable.
(Vous vous demandez quand je vais parler de cul ? HAHAHA JE SUIS PAS COMME ÇA MOI.)
Je dis "un certain nombre de clichés" : parce qu'il y en a, mais aussi parce qu'ils sont traités avec humour et distance par la mangaka. On n'échappe pas aux "Je ne suis pas gay, vade retro satanas", qui sont très liés à la censure de l'homosexualité imposée par la société japonaise, mais cela n'entrave pas la possibilité d'une découverte de soi (lente, bien sûr, sinon pas de manga) entre authenticité, torture d'esprit, et voile volontaire jeté sur les sentiments. C'est le parcours du refoulement, qui est en définitive assez finement rendu. Ce qui m'a un peu agacée, c'est cette redondance dans les paroles clichées voire homophobes des personnages, bien que ces derniers ne soient nullement les porte-parole de l'auteur. C'est intéressant sociologiquement mais tout de même un peu grossier à la longue. Je suis la seule à trouver discriminant le seul début de phrase "Vous, les homosexuels" ? Grmbl.

...
Bon.
Sinon niveau cul, j'avoue que c'est bien. Ce n'est pas du porno, au sens où 1) on a une vraie histoire, comme je l'ai assez dit au-dessus, et l'histoire n'est pas au service d'un étalage d'images sexuelles, au contraire - 2) on ne voit que des bouts, des fragments suggestifs, ou des plans éloignés de corps entremêlés. On comprend très bien ce que les deux amants font précisément ; on voit leurs positions, on voit les organes génitaux, mais c'est subtilement fait, de sorte que le public visé n'est ni la jeune fille pubère curieuse mais chaste, ni le lecteur en demande d'onanisme facile - mais plutôt un public de jeunes femmes, simplement, à ce qu'il me semble. Pas de détails un peu gores non plus, mais de multiplication artificielle des ébats dans la géographie de l'oeuvre ; c'est justement dosé, assez dense, direct, concis, sans devenir totalement désentimentalisant. Mizushiro rend bien la pulsion désirante mêlée au surgissement affectif. Bref, pour parler franchement, c'est excitant, mais c'est surtout chouette, et cela met assez bien en perspective, bien qu'assez classiquement, la sexualité homosexuelle (vue par les femmes, je suppose, je manque de connaissances de terrain en la matière). Mizushiro n'a pas peur des mots, et elle n'en abuse pas.

Concluons : Le Jeu du chat et de la souris est un bon yaoi, mais avant cela c'est surtout un bon manga. Certes, il use des ficelles habituelles, mais avec assez de talent pour qu'on se prenne au jeu. Et puis, on est prévenu : tout est dans le titre, en creux, on ne peut qu'attendre les courses-poursuites, les "oui", "non" et "oui mais non". Le tout donne quelque chose d'assez subtil, qui se bonifie avec l'âge, et propose surtout, de manière générale, une réflexion sur les sentiments humains et leur façon de s'incarner en l'individu selon sa personnalité. Quelque part, je me reconnais bien dans Kyoïchi, cet homme qui cache sous la légèreté fadasse une capacité de résilience certaine.
Eggdoll
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le 16 févr. 2015

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Eggdoll

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