Le monde de l’édition multiplie les reprises, avec des résultats affligeants. Avant de mourir, Hugo Pratt autorisa la poursuite des aventures de son marin. Un duo espagnol hérita de la mission. Prudemment, les deux premiers tomes évitaient de marcher sur les brisées du maître en projetant Corto sur des terres nouvelles, l’Amérique du nord, puis l’Afrique équatoriale. Ils brodaient de l’accessoire.
Dans ce nouvel opus, Juan Díaz Canales s’affronte au mythe, il entre dans le dur, il revient là où tout a commencé : La Ballade la mer salée. Corto est un pirate du Pacifique. Prat nous présentait un marin dérivant, les bras en croix, ligoté sur un radeau, abandonné par son propre équipage. Nous étions en 1913, à côté de l’île Escondita, un mystérieux îlot régenté par le Moine fou. Qu’a fait Corto pour être crucifié ? Comment est-il entré au service du Moine ? Est-il un pirate ? Pratt n’a jamais répondu à ces questions. Depuis, la légende a grandi.
Il faut beaucoup de courage, ou d’inconscience – une forme de courage – à Canales pour oser soulever le voile du mystère. Le geste déplaira aux gardiens du temple. Pour autant, en revenant aux origines, il marque son territoire. Le Jour de Tarowean n’est pas un simple prequel, mais un adoubement : Canales se saisit de la succession du maître.
Le Corto de Canales est un pirate aux allégeances floues. Envoyé par le Moine délivrer un jeune prince mélanésien, il accepte d’aider les rajas blancs de Sarawak, de fabuleux aventuriers anglais, monarques d’un État malaisien. Il contrarie le fils belliqueux, sauve une sirène, courtise une sorcière... Il croise amours contrariées, révoltes indigènes, revendications féministes et, déjà, les prémices de la Première Guerre mondiale.
Désormais, nous savons pourquoi Corto a été jeté à la mer, mais ignorons comment il a connu le Moine, un mystère demeure. Canales écrit bien : « Le rêve est quelque chose qui par chance ou par malchance échappe à notre contrôle ». Son Corto s’est assagit, il court moins, observe, commente, soliloque, sans jamais juger.
Quelques mots sur le dessin. Rubén Pellejero a développé un style particulier. Si les silhouettes et les cadrages sont très proches de ceux de Pratt, décors et visages lui sont propres. Un Corto se lit en noir et blanc. Aidé de sa fille, Pellejero colorise ses albums. Pour de sordides impératifs commerciaux, l’album original est facturé plus cher (25 €), va comprendre…
7,5 *
Mon interview des deux auteurs sur Benzine