Munich, 2005. Victor Himmelstoss apprend la mort de son père Rufus, qu’il n’avait jamais revu depuis qu’il s’était volatilisé dans les années 70. Il n’aura gardé de lui que le souvenir d’un flambeur, beau parleur et coureur de jupons. Pour lui, il n’était que le « salopard » qui avait déserté le foyer familial, le laissant seul avec sa mère sans ressources. Son décès sera pour Victor l’occasion d’apprendre la vérité sur les raisons réelles de sa disparition, que masquait en réalité une dégringolade dans l’alcool et la pauvreté…
A travers cette semi-autobiographie, Uli Oesterle a tenté de partir sur les traces d’un père qu’il a peu connu et qu’il ne revit qu’au moment de sa mort, sans avoir pu dialoguer avec lui. A partir d’anecdotes inventées pour combler « les nombreux hiatus qui [jalonnaient] son existence », ce fils, qui avoue avoir souffert de ne pas avoir de modèle, a voulu comprendre ce qui avait conduit son paternel à laisser la mère dans la dèche, contrainte de l’élever seule. « Le Lait paternel », qui croise deux histoires, celle du fils Victor en 2005 et celle du père Rufus dans les années 70, a donc ici une valeur pleinement thérapeutique. En plus de donner une existence au père, ce livre lui donne l’occasion de se remettre en question sur son propre rôle en tant que parent, car lui-même semble dépassé par les crises d’ado de son fils, comme il le montre à travers le personnage de Victor. Celui-ci a tendance à incriminer le paternel et son héritage générique, à savoir son faible pour l’alcool, avec des effets parfois calamiteux.
Ce premier tome raconte tout cela, avec pour axe la brutale descente aux enfers de Rufus. Uli Oesterle expose les circonstances qui l’ont provoqué, jusqu’à ce point de bascule que fut le tragique accident en introduction du récit. La lecture est captivante, car le lecteur lui aussi veut comprendre. Le père de Victor était-il un salaud ? Comment a-t-il pu sombrer si vite dans la cloche ? Il faut l’avouer, c’est assez poignant, et on finit par pardonner à ce père « indigne » ses frasques ininterrompues, son attitude désinvolte vis-à-vis de son épouse et de son fils, son addiction pour l’alcool, ainsi que son obsession pour l’argent facile, le jeu et les femmes. D’ailleurs, on ne l’apprendra que dans la post-face, le père d’Oesterle était victime du syndrome de Korsakoff, qui se manifeste notamment par des troubles prononcés de la mémoire et souvent lié à l’alcoolisme…
Graphiquement parlant, Uli Oesterle possède un trait très stylé qui attire l’œil — et c’est d’abord ce qui m’a séduit en feuilletant le livre. Les a-plats de noir donnent un beau rendu dans les ambiances, judicieusement additionné d’une bichromie différente pour les deux fils narratifs, beige pour le père, mauve pour le fils. La seule autre couleur est l’orange pour la Coccinelle, élément-clé du récit. De même, la mise en page est équilibrée, associé à un sens du cadrage accompli.
L’exercice est réussi dans sa première partie et donne envie de découvrir la suite. On peut supposer que l’ouvrage aura été bénéfique et apaisant pour son auteur, qui s’est efforcé de présenter le père de façon la plus objective possible, sans rien édulcorer mais sans haine non plus, comme s’il lui avait pardonné, en regard des troubles cérébraux dont il souffrait. D’ailleurs, il semble presque moins indulgent avec son double, Victor, apparaissant souvent comme irascible sous l’emprise de l’alcool.