Deuxième adaptation d'un roman en BD, pour moi, en quelques semaines : après le magistral Karoo, voici celle de Jack London par Riff Reb's. Je n'ai pas lu l'histoire originale, et je ne pense pas le faire, pas plus que je ne suis attirée par Moby Dick. J'ai le pied littéraire assez peu marin, mais il faut avouer que la mer est ultra bédégénique, avec ses tempêtes monstrueuses et son langage graphique à la scansion imparable. L'auteur sait ici en tirer un parti impressionnant, tout comme il se montre à l'aise dans l'optimisation de l'espace claustrophobique du bateau. Ses cadrages toujours renouvelés y sont pour beaucoup, et les mornes étendues d'eau prennent sous son pinceau des physionomies qui les dotent de caractères propres, comme s'il s'agissait des humeurs de personnages récurrents. Forcément, on s'attache. Quant aux véritables personnages, ils s'avèrent pleins de sel, que ce soit le petit mousse séquestré, ancien critique littéraire de nature délicate, ou son créateur sadique, ce capitaine herculéen qui prend plaisir à chahuter son code de valeurs étriqué. Il se joue là un bras-de-fer assez terrible, entre une force de la nature impitoyable, émanation marine aux allures de Kraken, et un représentant chétif de ce qu'on appelle parfois la civilisation. Et, curieusement, leur champ de bataille est la philosophie... Passée l'étrangeté de ce biais, il se révèle étonnamment fertile, et les deux ennemis se livrent à des joutes féroces, que le capitaine aux dents longues se pique d'illustrer par des trouvailles didactiques plus cruelles les unes que les autres envers son équipage. Les joies du nihilisme. Le huis clos permet d'exacerber les tensions, et le voyage vers la mer du Japon d'assurer une unité de temps et de lieu qui fait office de cocotte-minute. Les esprits s'échauffent, les tensions s'exaspèrent, le lecteur jubile. Jusqu'à une fin remarquablement romanesque. Bref, un joli voyage sur les eaux troubles du désir de domination, sans espoir d'échappée belle, impitoyable jusqu'au bout. Je souligne en prime l'usage de monochromes du plus bel effet, un par chapitre, globalement, avec quelques notables exceptions. Et un petit bémol bien véniel : l'irruption du crayon gras (ou un truc dans le genre) dans les aplats, notamment célestes et orageux, qui contrarie un peu la puriste que je suis, un peu hostile à la technique mixte chez les autres (parce qu'il me faut avouer que j'y recours régulièrement pour me simplifier la vie, la faute au caractère tout-terrain des Posca...). Rien de bien méchant, parce que c'est quand même très réussi et assez bien dosé.