Mythologie d'un pays où le président prête encore aujourd'hui serment sur la Bible, le Western a toujours eu un faible pour les faux prophètes ; qu'ils prêchent la mauvaise parole à leur corps défendant comme Clint Eastwood dans le film Pale Rider, par instinct de survie comme le Suédois de la série Hell on Wheels, par pure fanatisme aveugle comme Dunkle du tome 70 de Lucky Luke ou par un mélange d'un peu tout cela à la fois comme Boyd Crowder du roman Fire in the Hole d'Elmore Leonard. Et puis il y a Jonas Crow, de la BD Undertaker, qui ne sait même pas qu'il est prophète, et fait tout pour l'éviter. "Je ne suis qu'un simple mortel qui essaie de faire son chemin dans l'Univers" dit le chasseur de primes Jango Fett de Star Wars Épisode II : L'Attaque des Clones, ce qui pourrait très bien s'appliquer à l'anti-héros créé par Xavier Dorison et Ralph Meyer.


Petit cours d'étymologie : Jonas, le prophète qui s'enfuit de Ninive plutôt que d'annoncer l'imminente colère divine à ses habitants, avant d'être rejeté par les marins parce qu'il leur portait la poisse, puis rejeté à nouveau par la baleine qui l'avait avalé trois jours durant. Prénom remis à la mode, et ce n'est pas un hasard, par le protagoniste de la série télé allemande Dark. Alles ist miteinander verbunden. Crow : le corbeau dans la langue de Shakespeare, animal le plus intelligent de la Création mais oiseau de malheur, dit-on. "Dark Wings, Dark Words" répètent ainsi les superstitieux habitants de Westeros dans les romans A Song of Ice and Fire de GRR Martin, devenus la série TV Game of Thrones. Son prénom et son nom, l'intéressé les porte comme un gant.


"Les gens ne nous aiment pas, déclare-t-il ainsi en guise d'ouverture de l'album - et de la série. Il y en a qui disent que c'est parce qu'on passe notre temps avec les macchabées. On refilerait la mort comme d'autres refilent la petite vérole. Paraît aussi qu'on sent mauvais et qu'on porte malheur." Mais le pourquoi du comment, Jonas n'en a cure. "Je ne les aime pas non plus" dit-il placidement, occupé à fumer un cigarillo devant son corbillard.


Le corbeau est cependant un animal nordique - notre ami aussi, si on en juge par son patronyme réel, révélé en toute fin d'album, qui jure un peu avec son physique latin - aussi Jonas devra-t-l se contenter d'un vautour très couleurs locales en guise d'animal de compagnie, bientôt baptisé Jed. Entre Jed, le corbillard et le haut-de-forme noir, l'héritage de Goscinny et Morris est fièrement revendiqué, même s'il est un brin... défiguré. Passé ce préambule assez parfait à mon goût, le récit peut commencer.


Jonas Crow, croque-mort itinérant de son état, est appelé dans la petite ville minière d'Anoki City pour enterrer le baron local, Joe Cusco. Dévoré par la gangrène, le mineur mégalo a en effet prévu de se suicider le soir-même... en dévorant ses propres réserves d'or. Après quoi Crow, avec l'aide de deux femmes dévouées à Cusco, l'Anglaise Rose Prairie et la Chinoise Lin, devront enterrer le magnat dans son premier filon, le Red Chance, à trois jours de désert de là. Sinon un inconnu sera exécuté avec force raffinement par un Indien incorruptible au service du défunt.


Oh, Xavier Dorison, quel cerveau merveilleusement tordu tu as - le grand Jean-Michel Charlier lui-même serait épaté ! Avec une prémisse pareille, on ne s'étonnera pas d'avoir affaire à une des meilleurs BD, western ou pas, de ces dernières années. En effet, le dynamisme du scénario est assuré en permanence, puisque comme si cette course contre la montre ne suffisait pas, toute la population d'Anoki City, réduite à la misère par l'avarice de Cusco et la corruption du shériff Bigsby, apprend bientôt le contenu de l'estomac du cadavre. Menés par une sombre brute du nom de Kern McKullen, ex-larbin de Cusco, ils ne reculeront devant rien pour récupérer leur dû, otage ou pas otage. Oh, et le passé mystérieux de Jonas attire bientôt l'attention de Bigsby et de la cavalerie des États-Unis d'Amérique...


Surtout que comme son glorieux aîné liégeois, Dorison sait agrémenter son récit de détails truculents : indigestion à l'or, vautour avec une serviette de table autour du cou pour manger un steak, torture au fer-à-repasser, McKullen qui imite Barnett de La Mine de l'Allemand Perdu en haranguant la populace rassemblée au saloon pour les pousser à attaquer la prison, le fusil de chasse à canon scié, le pont suspendu au-dessus du vide... Le Mangeur d'Or est clairement un classique.


Un classique, mais pas un fossile : contrairement à pas mal de BD western actuelles, Undertaker s'ancre fermement dans le XXIème siècle, surtout grâce à ses personnages, dont je parlerai plus en détail dans ma critique du tome suivant. Du coup, je voudrais en profiter pour évoquer les dialogues, délicieux de la première à la dernière planche, mais jamais autant que lors de l'eulogie rendue par le croque-mort à un gamin mort à la mine : "Même pour tout l'or du monde, tu n'enverras pas tes gosses crever comme des cons en creusant des trous à rat". St-Paul aux Californiens, chapitre 4, verset 2.


Enfin, je tire le mien, de chapeau haut-de-forme, à Ralph Meyer que je ne connaissais auparavant pas et qui s'affirme incontestablement comme le digne héritier de Jean Giraud, ses trognes et ses déserts n'ayant pas grand chose à envier au créateur de Blueberry et de l'Arzach. Vivant, coloré, sinistre, décapant, trépidant tout à la fois, Le Mangeur d'Or est un incontournable pour les fans du lieutenant au nez-cassé, et de westerns en général !

Szalinowski
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le 1 juil. 2019

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