Arriverez-vous à les sauver du "monstre" ?

Les individus se comportent-ils toujours de manière à réaliser ce qui est attendu d’eux ? Cette interrogation, importante dans la vie sociale, peut aussi se retrouver dans un roman, un film, un manga. Dans ce dernier cas la question devient : les personnages du manga se comportent-ils comme le prévoit leur auteur ? Si le lecteur qui suit la série peut être surpris par tel ou tel événement, l’auteur, lui, est seul maître à bord. C’est lui qui tire les ficelles, agence l’intrigue, les planches, les personnages, leurs paroles, leurs actes. Il est le créateur et l’ordonnateur de sa série (quand bien même il peut être soumis à diverses influences).


Mais que se passe-t-il si les personnages de la série lui échappe ? Si, à l’instar de ce qui est arrivé à Victor Frankenstein, sa création se rebelle ? C’est tout l’enjeu du Monde selon Uchu : un manga où les personnages – du moins certains d’entre eux dans le tome 1 – prennent conscience de leur condition. Un tel événement n’est pas nouveau (pour prendre un exemple d’actualité, on peut penser au personnage de Deadpool qui brise le quatrième mur au cours de ses (més)aventures), il n’empêche qu’avec Le Monde selon Uchu, cet élément prend une toute autre dimension.


Pour utiliser une image, c’est un peu comme si dans un film, une pièce de théâtre, les acteurs décidaient de laisser tomber le script prévu pour eux et d’improviser à leur manière. Mais ce n’est pas tout :



  • cette prise de conscience est contagieuse : le petit nombre (Uchu, son frère Shinri et Iya) qui a compris sa condition la révèle plus ou moins bruyamment. L’information fuite et on peut alors observer les conséquences que cette révélation va avoir sur les personnages qui ignoraient ce fait jusqu’à présent ;

  • le fait de réaliser qu’ils sont des personnages de mangas s’accompagne de la sensation d’être observé. Observé par qui ? Par nous ! Le lecteur se voit donc impliqué dans la série : nous sommes le « monstre » (Iya) qui observe sans rien dire, sans rien faire si ce n’est tourner les pages.


Le manga ressemble alors à une vaste expérimentation. On prend des élèves de 4ème, dont certains prennent conscience qu’ils sont dans un manga (ils ne parlent pas mais s’expriment par des bulles, sont dans un monde en 2D, en noir et blanc… mais ils ne semblent pas avoir conscience des cases). Pourquoi sont-ils au courant et pas les autres ? On ne le sait pas mais, rapidement, cela permet de donner une toute autre coloration à ce manga qui se déroule en milieu scolaire. Ayako Noda va en effet superposer à ce « choc » des codes classiques du genre mais revisités du fait du nouveau statut des personnages :



  • Pour suggérer un sentiment amoureux on peut ajouter des fleurs autour du personnage qui éprouve ce sentiment. Mais ici les fleurs sont vus par les autres ce qui atténue – à dessein – l’effet recherché.

  • Idem au sujet des yeux qui brillent : Iya est touché par les éléments brillants !

  • Shinri qui se plaint de ne pas apparaître assez par rapport aux autres personnages.

  • Le célèbre triangle amoureux, représenté ici par Alice, Uchu et Shinri, est lui aussi revisité pour être exploité de manière humoristique.

  • Et d’autres éléments à découvrir par vous-mêmes.


Observer les différences de réaction entre les personnages au fil des pages est alors un premier point. Mais ce n’est pas tout. Nos héros ne font pas que recevoir passivement la nouvelle, ils vont aussi s’interroger, à leur manière, sur ce que cela implique d’être dans un manga. Comment fonctionne le temps (le découpage des scènes), peut-on éviter la mort en sautant dans le vide, quelles sont les règles qui régissent cet univers, que se passe-t-il à la fin, que vaut leur vie dans ce cadre… A travers leurs questions c’est la mise en forme, la construction d’un manga qui se trouve ainsi questionnée, via un travail réflexif, toujours en cours d’élaboration, du côté des personnages. Une mise en abîme permanente en somme.


Mais le questionnement ne s’arrête pas aux personnages. Pris dans ce tourbillon, le lecteur en vient lui aussi à se poser des questions. D’abord sur son rôle, sa place là-dedans. Nous sommes désignés par les personnages comme un monstre. Un monstre ni gentil ni méchant en apparence puisque nous regardons, sans rien faire, sans agir sur eux. Est-ce que nous avons le droit de les observer ainsi ? Est-ce que nous ne sommes pas un peu voyeur (il y a d’ailleurs une scène très amusante à ce sujet, où Alice cherche à utiliser les règles du manga à son profit pour éviter que le lecteur ne…) ? Sommes-nous menaçants, inquiétants pour les personnages ? Ne vaudrait-il pas mieux leur ficher la paix ? Le lecteur est un peu comme un voleur d’instants, un paparazzi qui ne prend pas de photos mais observe ou, plus positivement, un spectateur (impartial ?) qui voit les personnages bouger mais ne peut pas les aider ni leur faire du mal.


Ensuite nos questions se portent sur la responsable de tout cela : Ayako Noda. Pourquoi avoir permis cela ? Va-t-elle laisser les personnages faire ce qu’ils veulent jusqu’au bout ? Ne faut-il pas les arrêter ? Intervenir ? Déjà on voit que des ajustements se réalisent au fil des pages. Cela peut concerner des éléments extraordinaires (un arbre qui apparaît d’un coup) ou plus secondaires (Shinri se retrouve dans la classe de Uchu et Alice) mais bientôt on voit que les souvenirs même des personnages commencent à être affectés, ils se mettent à douter de leurs anciens souvenirs. Comme si l’auteur manœuvrait pour que tout rentre dans l’ordre. A cet égard, la présence du professeur de dessin, conscient lui aussi de ce qui se passe, apporte une certaine présence, une certaine volonté de recadrer certains points (il demande à Iya d’essayer « de jouer le jeu », s’entretient avec Uchu) si bien qu’on ne sait pas trop quelle est sa palce : allié ? Tentateur ? Agent Smith au service de la matrice Ayako Noda ? Jusqu’où cela nous conduira-t-il ? A la fin du tome 1 on ne sait pas vraiment quelle route empruntera le second (et dernier) tome. Le mystère demeure.


Enfin, le lecteur peut aussi transposer les interrogations des personnages sur lui-même. Ne partageons-nous pas certaines questions des personnages ? Suivons-nous aussi certaines voies déjà tracées pour nous ? Ou alors sommes-nous en hors piste ? Quelle situation est préférable pour les personnages comme pour nous ?


Un des points forts de la série est de rendre tout cela vraisemblable. Certes on sait bien que tout ce qui se passe dans la série est voulue par l’auteur… mais quand même, elle rend cela d’une manière réaliste. Comme si les personnages prenaient réellement conscience de leur situation et de ce qu’elle implique. Finir la série ce sera alors en finir avec les personnages ? Il faudra alors reprendre la série, la relire pour leur donner vie à nouveau ? Ce type de questions, que l’on pourrait juger triviales, surgit dans notre esprit. Parce que nous avons sympathisé avec les personnages et, même imparfaitement, nous nous mettons à leur place.


Ce rapprochement est facilité par le style graphique du manga. Ayako Noda a un style réaliste qui accompagne joliment le scénario qu’elle déploie. A ce réalisme (perceptible dans l'agencement de la couverture du tome) s’ajoute tout un jeu autour de la graphie (cf. la manière dont est écrit le titre du manga à l’intérieur du tome que l’on peut voir dans l’image ci-dessus ; la numérotation des pages), l’insertion de messages de la part de l’auteur ou des personnages (les phrases présentes au début de chaque nouveau chapitre). Aurélien Estager est de la partie pour la traduction (Wet Moon, Sangsues, Deathco, Snegurochka…) qui est très agréable à suivre. Idem pour l’édition de ce tome par Casterman/Sakka.


Le Monde selon Uchu propose donc une aventure particulière : un manga où les personnages prennent conscience de leur condition. Sans cela qu’aurait donné l’histoire ? On ne le sait pas. On ne le saura sans doute jamais. Mais ce point de départ permet d’envisager le statut des personnages sous un jour nouveau : ils ne sont pas les agents passifs d’un auteur/Dieu qui a tous les droits sur eux, pas plus qu’ils ne sont voués à être observés par les lecteurs. Plutôt que d’accepter bien gentiment leur sort certains se révoltent, veulent changer les choses, trouver une issue. Cette tentative, que d’aucuns jugeront désespérées, est comme une étincelle qui ne demande qu’à embraser un foyer plus large. La révolution des personnages de manga est-elle en marche ?


Je termine par un conseil : ne placez pas cette série à côté de vos autres mangas, BD… Uchu et les autres pourraient bien communiquer avec eux. Votre bibliothèque risquerait de ne pas s’en remettre…

Anvil
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le 27 févr. 2016

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